Traduire Tournier aux États-Unis : Les cas du Miroir des idées et d’Éléazar, ou La Source et le Buisson
p. 241-251
Full text
La portée des deux livres
1En dépit des conseils de Michel Tournier, qui m’a écrit un jour dans une carte postale « Je ne vous conseille pas ce métier ingrat » de traducteur, j’ai traduit pour les presses de l’université du Nebraska Le Miroir des idées1 (The Mirror of Ideas) en 1998 et Éléazar, ou La Source et le Buisson2 (Eleazar, Exodus to the West) en 20023. Avant d’aborder les problèmes de la traduction littéraire aux États-Unis, j’aimerais d’abord discuter l’intérêt de ces deux œuvres, leurs qualités qui m’ont poussé à les traduire pour le public américain. L’importance du Miroir des idées réside surtout dans la manière laconique dont Tournier récapitule les oppositions binaires qui parsèment son œuvre. Ce recueil de cinquante-huit petits essais analyse ce que Tournier appelle les « concepts-clés » (MI, p. 11) de la pensée, des idées essentielles qui ont hanté les écrits de Tournier lui-même comme ceux d’autres penseurs anciens et modernes. Sa brève introduction résume comment ses illustres prédécesseurs – Aristote, Leibniz et Kant entre autres – classaient ces « catégories » (MI, p. 11). Aristote, par exemple, « en distinguait dix : l’essence, la qualité, la quantité, la relation, l’action, la passion, le lieu, le temps, la situation et la manière d’être » (MI, p. 11). Tournier insiste sur la façon dont les contraires, ou les images inversées, élucident ces concepts ou ces phénomènes fondamentaux, qu’ils soient très concrets (homme/femme, chat/chien, sel/sucre, eau/feu, etc.) ou abstraits (peur/angoisse, acte/puissance, absolu/relatif, être/néant, etc.). Il nous donne quatre exemples dans son introduction : culture/civilisation, taureau/cheval, fourchette/cuiller, lune/soleil. Voici ce qu’il en dit :
La culture n’avoue sa force dissolvante qu’en présence de la civilisation. L’encolure du taureau est mise en évidence par la croupe du cheval. C’est grâce à la fourchette que la cuiller manifeste sa douceur maternelle. La lune ne nous dit ce qu’elle est qu’en plein soleil. (MI, p. 13)
2Le titre du livre nous rappelle la prolifération de miroirs dans la prose de Tournier, qui a, comme une bonne partie de la littérature contemporaine, un aspect narcissique. Le personnage tourniérien est souvent un Narcisse déçu, plutôt repoussé qu’attiré par son image, qui sert à lui rappeler la laideur et la solitude de la condition humaine. Lorsque Robinson Crusoë, après des années de solitude, se regarde dans un miroir qu’il vient de récupérer du naufrage, il ne reconnaît guère ce visage « défiguré », cette « disgrâce ténébreuse du masque qui le fixait4 » dans la glace. Incapable de sourire, Robinson est un « Narcisse d’un genre nouveau, abîmé de tristesse, recru de dégoût de soi5 ». Il conclut que le visage est un palimpseste de nos rapports avec autrui ; sans la compagnie d’autres hommes, le visage d’un individu est mort.
3De même, dans Le Roi des aulnes, Abel Tiffauges commence sa journée par « la déception du miroir6 ». Repoussé par le visage jaune, les dents verdâtres qu’il aperçoit, il s’invente un rituel de purification. À genoux devant la cuvette, il plonge sa tête dedans et tire la chasse d’eau. Parodie grotesque de Narcisse admirant son reflet dans l’eau claire de la source, le rite du « shampooing-chiottes7 » représente le mythe dégradé et corrompu par son contact avec la bassesse humaine.
4Enfin, Jean, l’un des jumeaux des Météores, fait l’expérience du miroir maléfique chez un tailleur. Jean est sorti sans son frère Paul pour une des rares fois de sa vie, et la vue de son image multiple dans un miroir en triptyque semble l’écraser : « [S] es mâchoires miroitantes se refermèrent sur moi et me broyèrent si cruellement que j’en porte les traces à tout jamais8. » La terreur et la sensation de fragmentation viennent de son impression que l’image qu’il voit n’est pas lui, mais Paul : « [U] n vide effroyable se creusait en moi, une angoisse de mort me glaçait, car si Paul était présent et vivant dans le triptyque, moi-même, Jean, je n’étais plus nulle part, je n’existais plus9. » Ces trois passages démontrent l’œuvre sinistre du miroir dans la fiction de Tournier. Il dévoile les deux faces de la solitude : d’une part, l’isolement de Crusoé et de Tiffauges ; d’autre part, la relation suffocante avec son jumeau qui anéantit l’identité de Jean. Cependant, la dualité du miroir suggère qu’il existe un côté positif dans le riche symbolisme de ce petit objet. Si le miroir inspire la terreur angoissante du « double », s’il est source d’illusion et de confusion, il symbolise également la vérité – parfois difficile à accepter – recélée dans l’âme et le cœur, comme le découvre Hérodiade dans le poème de Mallarmé :
O miroir ! […]
Je m’apparus en toi comme une ombre lointaine,
Mais, horreur ! des soirs dans ta sévère fontaine,
J’ai de mon rêve épars connu la nudité10 !
5Tout comme la poésie de Mallarmé, Le Miroir des idées est une recherche intellectuelle de clarté et de vérité, recherche basée sur l’amour de la sagesse, une enquête métaphysique qui creuse les racines étymologiques du mot « miroir », comme l’expliquent Jean Chevalier et Alain Gheerbrant :
Speculum (miroir) a donné le nom de spéculation : à l’origine, spéculer c’était observer le ciel et les mouvements relatifs des étoiles, à l’aide d’un miroir. Sidus (étoile) a également donné considération, qui signifie étymologiquement regarder l’ensemble des étoiles. Ces deux mots abstraits, qui désignent aujourd’hui des opérations hautement intellectuelles, s’enracinent dans l’étude des astres reflétés dans des miroirs. De là vient que le miroir, en tant que surface réfléchissante, soit le support d’un symbolisme extrêmement riche dans l’ordre de la connaissance11.
6 Éléazar, ou La Source et le Buisson, comme tant d’œuvres de Michel Tournier, trouve son inspiration dans la Bible. Pasteur protestant dans un pays catholique, Eléazar, à la suite d’un meurtre et poussé par la famine, est obligé de quitter l’Irlande pour le Nouveau Monde. Pendant la traversée périlleuse de l’Atlantique, suivie du voyage également hasardeux de la Virginie vers la Californie, Eléazar a l’impression que son destin est calqué sur celui de Moïse, dont les exploits sont racontés dans le Pentateuque. Les deux hommes sont des « hybrides » (E, p. 96), Moïse est un Hébreu résidant en Egypte, Eléazar un pasteur protestant dans l’Irlande catholique. Ils sont bergers tôt dans la vie (Moïse le restera jusqu’à l’âge de 80 ans) et tous deux commettent un meurtre pour sauver la victime d’un maître brutal. Leurs pays sont ravagés : l’Irlande d’Eléazar est affligée par la grande famine et les épidémies qui en résultent, comme l’Egypte de Moïse est foudroyée par les dix plaies terribles. La traversée épouvantable de l’océan dure quarante jours, ce qui rappelle les quarante jours de jeûne que Moïse passe sur le Mont Sinaï, et les quarante années d’errance dans le désert avec son peuple. Les serpents jouent un rôle symbolique dans les deux histoires : la canne-boa d’Eléazar et le chef Indien Serpent d’Airain rappellent le bâton de Moïse qui se transforme en serpent devant le Pharaon (Exode 7.8-12), et le serpent d’airain construit par Moïse pour protéger son peuple contre les serpents venimeux (Nombres 21.8-9). Enfin, Dieu ne permet ni à Moïse ni à Eléazar d’entrer en Terre promise : Moïse meurt à 120 ans en contemplant le pays de Canaan (Deutéronome 34) ; quant à Eléazar, il meurt sur les pentes de la Sierra Nevada, d’où il peut voir « un immense verger d’orangers, de citronniers et de pamplemoussiers » (E, p. 123). C’est la « Californie, terre de lait et de miel », dont la « richesse surpasse les promesses que fit Dieu à son peuple errant » (E, p. 124). Moïse et Eléazar – deux hommes timides et maladroits – deviennent des héros malgré eux, non pas parce qu’ils le veulent, mais par nécessité, et chacun se sacrifie pour le bien de son peuple.
7Le sous-titre du roman, la Source et le Buisson, indique que ce roman va être un dialogue entre l’eau et le feu. La source représente la revendication constante des Hébreux pour l’eau, tandis que le buisson ardent est la face spirituelle et sévère de Yahweh. Pour Eléazar c’est l’opposition entre « la brume douce et argentée » (E, p. 11) de l’Irlande et « le sanctuaire d’aridité » (E, p. 83) qu’est le désert du sud-ouest américain. En effet, c’est en traversant l’Atlantique, ce désert aquatique, et en priant pour les passagers qui y sont morts de choléra et de typhus, qu’Eléazar se rend compte que lui, comme Moïse, a été choisi pour entreprendre le voyage fondamental, élémentaire, qui est l’essence du mythe :
N’est-ce pas ce qu’on appelle communément un voyage initiatique, lorsque chacune de ses étapes apporte une révélation nouvelle ? Ainsi les morts de l’océan qu’il voyait partir à chaque aube lui donnèrent-ils une profonde élucidation des ténèbres. (E, p. 60-61)
8Puis, dans le désert du feu, Éléazar croit que le crotale qui mord son fils possède une « valeur d’initiation » à ce pays sacré qui respecte « la brutale évidence de la loi biblique » (E, p. 95). Eau et feu : les destins de Moïse et d’Eléazar, nos deux héros réticents, sont irrémédiablement liés à ces deux éléments primordiaux et opposés.
9Avant de le développer dans Éléazar, Tournier a introduit ce dialogue entre eau et feu dans Le Miroir des idées, un livre que l’on pourrait appeler une sorte de distillation des pensées philosophiques élaborées ailleurs dans ses ouvrages de fiction. Tournier a dédicacé Le Miroir des idées à son ancien professeur, Gaston Bachelard, lui-même fasciné par ce couple élémentaire qu’il étudie dans L’Eau et les rêves (1942), et surtout dans La Psychanalyse du feu (1938), où il analyse la poétique de l’alcool – « l’eau qui flambe » – dans « le complexe de Hoffmann12 ». Dans son petit texte intitulé « L’eau et le feu », Tournier écrit que, si la science nous apprend que « toute vie vient de l’eau »,
la flamme nous fascine parce qu’elle manifeste la présence d’une âme. La vie vient de l’eau, mais le feu est la vie même, par sa chaleur, par sa lumière et aussi par sa fragilité. Le feu follet menant sa danse frêle et éphémère au-dessus des eaux noires du marécage nous semble le message émouvant d’une âme vivante. (MI, p. 82)
10En effet, l’imaginaire occidental a toujours considéré l’eau comme principe maternel et matériel, tandis que le feu symbolisait le principe paternel et le spirituel. Selon Bachelard, « [e] n face de la virilité du feu, la féminité de l’eau est irrémédiable13 ». L’eau douce et courante des rivières peut évoquer pour les poètes à la fois « la nudité féminine14 » sexuée et « le lait de la mère des mères », la femme « maternisée15 ». Par contre, « le feu est le principe de la vie16 » ; en outre, il symbolise la pureté17 et, dans sa manifestation idéale, la lumière, le feu serait « la base de l’illumination spirituelle18 ».
11Dans l’édition Gallimard, Folio du Miroir des idées (1996), Tournier a ajouté un essai intitulé « La Source et le Buisson », annonçant explicitement Éléazar qui paraîtra la même année. Tournier y constate que dès le jour où Dieu apparaît à Moïse (dont le nom signifie « sauvé des eaux »), celui-ci est constamment tiraillé entre l’eau – qui représente la vie humaine et profane, et aussi l’espoir de la paix dans une « Terre Promise où coulent le lait et le miel » – et le feu qui symbolise le sacré et le pays de Dieu, le désert (MI, 180).
12Éléazar doit faire un choix similaire, d’abord entre deux religions : son protestantisme, avec son affinité pour le feu de l’Ancien Testament, et le catholicisme de sa femme, attirée par les eaux du Nouveau Testament. Éléazar comprend cette opposition fondamentale lorsqu’il médite sur les visages des grands protagonistes des deux testaments : « le masque dur et lumineux de Moïse » et « le visage trouble et mouillé de larmes de Jésus » (E, p. 20). Ensuite il interprète le feu et l’eau en termes géographiques, choisissant de quitter l’Irlande, verte, luxuriante mais corrompue, dont le ciel et la terre « avaient tendu un rideau devant ses yeux, un voile de pluie, de brouillard et de chlorophylle qui lui avait masqué la vérité », pour trouver la sagesse spirituelle dans le désert brûlant d’Amérique, où « l’air parfaitement sec et transparent […] respectait la brutale évidence de la loi biblique » (E, p. 95).
Traduire Tournier aux États-Unis
13Toutes les œuvres principales de Michel Tournier ont été traduites aux États-Unis. Ses quatre premiers romans ont eu le plus de succès, paraissant en anglais dans la prestigieuse maison d’édition Doubleday, ensuite réédités par les presses de l’université Johns Hopkins en 1997. Cela signifie que Tournier est surtout bien estimé par le milieu universitaire, qui le considère comme un auteur « intellectuel ». Sans les presses universitaires, ses premiers romans seraient sans doute épuisés.
14Les traductions du Miroir des idées et d’Éléazar ont été accueillies aux États-Unis par des revues de presse favorables. Un critique du Los Angeles Times dit à propos du Miroir des idées que « Michel Tournier, célèbre et subversif » est « généralement considéré comme le plus grand romancier français depuis trente ans », et que ce livre, « agréable et provocateur », souligne la dualité qui « constitue le fondement de sa pensée19 ». Le San Francisco Chronicle admire « l’humour inattendu » de ces essais philosophiques de Tournier qui « mettent à nu les rouages de sa pensée20 ». Quant à Eléazar, le Los Angeles Times écrit que Michel Tournier est l’un des rares auteurs qui sachent réécrire les histoires de la Bible avec « la pureté et la passion du texte original ». Il admire les myriades d’images d’eau et de feu qui « traduisent la dualité de la nature et de la théologie d’une manière à la fois résolument lucide et mystérieusement évocatrice21 ».
15Tous les romans de Tournier ont été bien reçus aux États-Unis, surtout les premiers, comme le montrent les trois critiques suivants du New York Times. L’historien et romancier Thomas Fleming déclare que Vendredi ou les limbes du Pacifique est un roman « fascinant, étrange », qui a haussé l’histoire de Robinson Crusoé au « statut d’un mythe du monde occidental. Le résultat est un vin français remarquablement capiteux dans la vieille bouteille anglaise22 ». Pour Marc Slonim, voici ce qu’il dit du Roi des aulnes :
Un dédale de visions magiques et d’allusions ésotériques. […]. Ce qui donne une forme singulière à cette œuvre envoûtante, c’est l’entrelacement du conte de fées et du fait concret, l’intégration du documentaire et de la poétique. […] Le Roi des aulnes [est] une réussite littéraire remarquable et originale23.
16Enfin, dans un compte rendu des Météores, le romancier anglais Salman Rushdie décèle une parenté entre Tournier et Louis Aragon, lesquels partagent une « vision intense » et une « énergie intellectuelle iconoclaste ». Comme le surréaliste :
Tournier tisse des merveilles à partir des banalités : des décharges municipales, un ténia, des voyages de noces à Venise, et même la météorologie se transmuent en l’essence même du merveilleux. […] Telle est l’électricité de l’intelligence de Tournier que, pour la plupart de ce livre démesuré, le lecteur est hypnotisé par l’audace de la conception du roman et par l’habileté de l’auteur24.
17Cette réception positive n’a malheureusement pas été accompagnée d’un robuste chiffre de ventes25. En 1983, dans un article dans la New York Review of Books, l’éminent critique et professeur Roger Shattuck introduit Michel Tournier aux Américains26, en se demandant pourquoi cet auteur extraordinaire et controversé « soit resté à peu près inconnu aux États-Unis ». Les universités américaines « font grand cas de théoriciens tels que Jean Ricardou, Julia Kristeva et Philippe Sollers, mais ignorent superbement le nom de Tournier27 ». Même en France, à cette époque, Tournier n’est pas beaucoup étudié par les universitaires :
Dans son propre pays même, son succès auprès du grand public et une reconnaissance quasi officielle semblent le disqualifier aux yeux des cercles intellectuels en vogue, et les empêcher de lui accorder une réelle valeur littéraire28.
18Shattuck conclut que le manque de succès de Tournier aux États-Unis est, au moins en partie, dû à la domination, pendant les années soixante et soixante-dix, des « milieux littéraires et universitaires américains » par les théories de Barthes et de Robbe-Grillet. Leurs théories formalistes du structuralisme et du nouveau roman avaient complètement conquis les facultés américaines de français, d’anglais et de littérature comparée, au grand regret de Shattuck :
Tels Leibniz et Newton avec la découverte du calcul infinitésimal, ces deux personnalités se rencontraient à la croisée des débats sur la pure forme littéraire – et ce en dépit de leur orientation profondément marxiste. Pendant une dizaine d’années ensuite, ils travaillèrent avec leurs émules et disciples, à transformer la pratique romanesque, la critique et le cinéma, en expériences antihumanistes, néo-scientifiques, fondées sur la linguistique et la théorie de la communication29.
19Shattuck définit le « credo » Barthes-Robbe-Grillet comme « une sorte d’Art pour l’art remis au goût du jour et recouvrant une idée, bien vague pour beaucoup, de révolution sociale », puisque Barthes avait, à la fin du Degré zéro de l’écriture, fait appel à « une lutte des langues inséparables d’une lutte des classes30 ». Face à cette idéologie absolue, un auteur qui n’innove pas dans la forme, et qui cite comme maîtres Flaubert et Zola, va forcément être suspect. Certes Tournier lui-même s’est toujours distingué des auteurs et des théories du nouveau roman, évoquant comme maîtres le genre d’auteur que Robbe-Grillet condamnait dans Pour un nouveau roman. Dans Le Vent Paraclet, par exemple, Tournier constate :
J’apprenais à écrire en prenant modèle sur Jules Renard, Colette, Henri Pourrat, Chateaubriand, Giono, Maurice Genevoix, ces poètes de la prose concrète, savoureuse et vivante dont le patronage explique que je me sente chez moi en cette académie Goncourt si obstinément fidèle à ses origines naturalistes et terriennes31.
20Quelques pages plus loin, Tournier semble rejeter explicitement le formalisme de la critique littéraire contemporaine : « Mon propos n’est pas d’innover dans la forme, mais de faire passer au contraire dans une forme aussi traditionnelle, préservée et rassurante que possible une matière ne possédant aucune de ces qualités32. »
21Dans un entretien publié en anglais par Susan Petit, Tournier réitère son affiliation à l’école naturaliste et la tradition des frères Goncourt :
Flaubert, Balzac, Maupassant, Zola, Huysmans, Alphonse Daudet – ils constituent une école, l’école du réalisme et du naturalisme. L’Académie Goncourt a toujours été fidèle à cet héritage. Par exemple, elle rejetait le symbolisme et le surréalisme, ainsi que le nouveau roman, puisqu’ils n’étaient pas compatibles avec l’approche réaliste-naturaliste qui est l’héritage des Goncourt33.
22Ensuite pour montrer clairement les différences considérables qui le séparent des nouveaux romanciers, il raconte d’une façon humoristique une discussion qu’il a eue avec Robbe-Grillet pendant un entretien à la radio :
Je disais, « J’écris parce que j’ai quelque chose à dire. » Et Robbe-Grillet […] sautillait en me disant, « J’écris parce que je n’ai rien à dire ! » Alors on continuait à discuter, et j’ai dit, « Je commence par un grand sujet. J’ai besoin de la Deuxième Guerre Mondiale – Le Roi des aulnes. Les travailleurs immigrés – La Goutte d’or. Le christianisme – Gaspard, Melchior et Balthazar. Le sexe et les couples – Les Météores. J’ai toujours besoin d’un grand sujet. Alors je dois avoir quelque chose à dire ! » Et Robbe-Grillet disait, « Je ne peux avoir aucun sujet ! Rien ! L’absolu minimum ! » J’ai dit, « J’écris pour être lu, j’écris pour mes lecteurs, » et lui criait, « Moi, j’écris contre mes lecteurs34 ! »
23La « conspiration35 » du nouveau roman et du structuralisme explique au moins en partie pourquoi Tournier a été peu lu dans les universités américaines pendant les années soixante-dix et quatre-vingts. Cependant, ceci n’est qu’une partie du problème. Presque tout auteur étranger, encore aujourd’hui, a du mal à pénétrer le marché du livre américain, parce que les coûts et les risques des traductions littéraires sont très élevés. C’est sans doute la raison pour laquelle les traductions de Tournier – qui a fini par survivre à la vogue du nouveau roman – se trouvent maintenant surtout chez les presses universitaires, quelque peu moins motivées par le profit que les maisons d’édition commerciales. La part du marché des traductions littéraires est minuscule : 97 % des livres vendus aux États-Unis sont d’origine anglophone. Les instituts culturels étrangers et certaines maisons d’édition luttent donc contre ce qu’ils appellent « le problème du trois pour cent36 ».
24Il y a même, à l’université de Rochester dans l’état de New York, un site web qui s’appelle Three Percent. Le site existe depuis 2007 et son but est de disséminer des renseignements sur la littérature internationale pour lecteurs, éditeurs et traducteurs éventuels. Selon Three Percent, si l’on compte seulement les livres de fiction et de poésie, les traductions ne représentent que 0,7 % des livres publiés aux États-Unis. En outre, « ce qui est même plus lamentable, c’est que les médias ne parlent que d’une fraction des titres traduits en anglais. Donc malgré la qualité de ces livres, la plupart des traductions demeurent inconnues, et ne trouvent jamais de public37 ».
25Selon un article de 1984 du New York Times, « les chances sont contre les auteurs étrangers » à cause des risques financiers que courent les maisons d’édition. L’article en cite pourtant trois qui sont « bien représentés » aux États-Unis : le Brésilien Machado de Assis, l’Italien Umberto Eco et le Français Michel Tournier, que le Times appelle « le plus grand romancier vivant en France ». Ses romans, même s’ils « ne sont pas des succès commerciaux », « ont eu une vie étonnamment longue38 ».
26On peut conclure donc que, malgré la réception très positive de ses œuvres aux États-Unis, Michel Tournier, comme tant d’autres, n’a jamais pu échapper au phénomène du « Trois pour cent ». On a écrit récemment dans Le Monde des livres que « la vitalité de la littérature française [dans les universités américaines] est énorme39 ». Pourtant, s’il est vrai que la littérature d’expression française se porte bien, c’est grâce à la littérature francophone, ou « littérature monde », qui attire une grande partie des étudiants américains. Pour ceux qui ne lisent pas le français, il y a une série aux presses de l’université d’Indiana, « Global African Voices », qui prépare des traductions d’ouvrages africains écrits en français. Dans la conjoncture actuelle du monde de l’édition, donc, où certains pensent que l’on « enterre [la littérature française] pour mieux fêter la naissance de la littérature francophone »40, être un best-seller aux États-Unis est hors de question pour Michel Tournier ; pourtant, grâce aux presses universitaires américaines, on peut espérer qu’il y restera longtemps un long-seller.
Footnotes
1 Tournier M., Le Miroir des idées, 1994, Mercure de France, Folio, 1996. Sera abrégé selon le sigle MI.
2 Tournier M., Éléazar, ou La Source et le Buisson, Gallimard, Folio, 1996. Sera abrégé selon le sigle E.
3 Certaines parties de cet essai sont tirées des préfaces que j’ai écrites pour les deux traductions : « Dualisme à la Tournier », in The Mirror of Ideas, et « Reluctant Heroes », in Eleazar, Exodus to the West.
4 Tournier M., Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1967, Gallimard, Folio, 1972, p. 89.
5 Ibid., p. 90.
6 Tournier M., Le Roi des aulnes, 1970, Gallimard, Folio, 1975, p. 74.
7 Ibid., p. 73.
8 Tournier M., Les Météores, Gallimard, Folio, 1975, p. 285.
9 Ibid., p. 285.
10 Mallarmé S., « Hérodiade », Poésies, Gallimard, poésie, 1945, p. 51.
11 Chevalier J., Gheerbrant A., Dictionnaire des symboles, 1969, Robert Laffont et Jupiter, 1982, p. 635-636.
12 Bachelard G., La Psychanalyse du feu, 1938, Paris, Gallimard, Folio, 1949, chap. 6.
13 Bachelard G., L’Eau et les rêves, José Corti, 1942, p. 135-136.
14 Ibid., p. 49.
15 Ibid., p. 170.
16 Bachelard G., La Psychanalyse du feu, op. cit., p. 118.
17 Ibid., p. 163-175.
18 Ibid., p. 174.
19 Frick T., « Double Your Pleasure », critique de The Mirror of Ideas (Le Miroir des idées) par Michel Tournier, trad. par Jonathan Krell, Los Angeles Times, 6 septembre 1998.
20 Baker K., critique de The Mirror of Ideas (Le Miroir des idées), par Michel Tournier, trad. par Jonathan Krell, San Francisco Chronicle, 19 avril 1998.
21 Bukiet M. J., critique d’Eleazar, Exodus to the West (Éléazar, ou La Source et le Buisson), par Michel Tournier, trad. par Jonathan Krell, Los Angeles Times, 2 juin 2002.
22 Fleming T., « A new man and a new vision », critique de Friday (Vendredi ou les limbes du Pacifique), par Michel Tournier, trad. par Norman Denny, New York Times, 13 avril 1969.
23 Slonim M., « European Notebook : Prize Winner », critique du Roi des aulnes, par Michel Tournier, New York Times, 13 décembre 1970.
24 Rushdie S., « The Stuff of Marvels », critique de Gemini (Les Météores), par Michel Tournier, trad. par Anne Carter, New York Times, 4 octobre 1981.
25 Les quatre premiers romans de Tournier (Vendredi ou les limbes du Pacifique, Le Roi des aulnes, Les Météores et Gaspard, Melchior et Balthazar) ont eu le plus de succès. Quant aux livres que j’ai traduits, les résultats sont décevants. Au 6 juillet 2011 le nombre total des ventes pour The Mirror of Ideas s’élevait à 724 exemplaires, et pour Eleazar, Exodus to the West, 653.
26 Shattuck R., « Locating Michel Tournier », New York Review of Books, 28 avril 1983, The Innocent Eye: On Modern Literature and the Arts, Washington Square, 1986, p. 250-66. Je citerai la version française, « Comment situer Michel Tournier », Sud, numéro hors série « Michel Tournier », vol. 61 (hiver 1985-1986), p. 132-153. Monsieur Shattuck, ancien professeur de littérature française à l’université de Virginie, qui m’a introduit à l’œuvre de Proust comme à l’œuvre de Tournier était surtout connu comme spécialiste de Proust. Dans l’article de Sud, on lui a, par erreur, donné le prénom « Robert ».
27 Shattuck R., « Comment situer Michel Tournier », Sud, numéro hors série « Michel Tournier », vol. 61, Hiver 1985-1986, p. 134.
28 Ibid., p. 132.
29 Ibid., p. 136.
30 Ibid., p. 136-137.
31 Tournier M., Le Vent Paraclet, Gallimard, Folio, 1977, p. 179.
32 Ibid., p. 195.
33 Petit S., Michel Tournier’s Metaphysical Fictions, J. Benjamins, p. 187. Texte original: « Flaubert, Balzac, Maupassant, Zola, Huysmans, Alphonse Daudet – they form a school, the school of Realism and Nauralism. The Académie Goncourt has always been faithful to that heritage. For example, it rejected Symbolism and Surrealism, rejected the “new novel”, because they weren’t compatible with the Realist-Naturalist approach which is the Goncourt heritage. »
34 Ibid., p. 189. Texte original: « I was saying, ‘I write because I have something to say.’ And Robbe-Grillet […] was jumping around, saying, ‘And I write because I don’t have anything to say!’ So we kept on talking, and I said,’I start from a big subject. I need World War II – Le Roi des aulnes. Immigrant workers – La Goutte d’or. Christianity – Gaspard, Melchior & Balthazar. Sex and couples – Les Météores. I always have to have a big subject. So I have to have something to say!’ And Robbe-Grillet was saying, ‘I can’t have any subject! Nothing! The absolute minimum!’I said, ‘I write to be read, I write for my readers’, and he shouted, ‘As for me, I write against my readers!’ »
35 Shattuck R., « Comment situer Michel Tournier », Sud, numéro hors série « Michel Tournier », vol. 61, Hiver 1985-1986, p. 136.
36 À titre de comparaison, la part de la traduction dans la production littéraire française (dont 97 % est réalisée par le roman) s’élevait à 25 % en 1980, et plus de 40 % en 2005. En outre, « les deux tiers des romans étrangers traduits en français le sont de l’anglais ». Voir Thomas Wieder, « Un genre en bonne santé », Le Monde des Livres, 2 mai 2009, p. 2.
37 Three Percent: A Resource for International Literature at the University of Rochester. [http://www.rochester.edu/College/translation/threepercent/].
38 McDowell E., « Publishing: The Odds against Foreign Authors », New York Times, 24 août 1984. Sur ce sujet, Michel Tournier a dit : « Je ne suis pas un best-seller, mais je suis un long-seller. »
39 Noiville F., « Une vitalité énorme », Le Monde des Livres, 26 mars 2010, p. 8.
40 Idem.
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