1 Ce manuel d’introduction ne peut éviter la question préalable de l’identité de la science politique. Pour tenter d’y répondre, il est possible de suivre la piste dégagée par Giovanni Sartori, qui dédouble la question en se demandant à la fois ce qu’est la science et ce qu’est la politique : « Disons alors que la notion de science politique varie selon le sens que l’on accorde au terme de science et de politique […] Cette distinction est nécessaire non seulement parce que la science et la politique sont toutes les deux sujettes à une forte variation mais aussi parce que ces variations sont apparues à différents moments et à différents rythmes. Nous sommes, par conséquent, confrontés à des combinaisons variables des notions de science et de politique » [Sartori, 1973, p. 6].
2 Cette suggestion analytique, apparemment basique, ne constitue pourtant pas un gage automatique de simplification. Le problème demeure d’une grande complexité car, comme le précise Sartori, les définitions de la science et de la politique varient selon les époques – et selon les contextes pourrait-on ajouter. Comme la science politique agence ces deux notions, elle adopte inévitablement différentes combinatoires. Il devient alors risqué d’en fournir une définition figée ou d’adopter un point de vue dogmatique sur ce qu’elle devrait être.
3 Afin de défricher le terrain, il convient d’abord de réfléchir au statut scientifique de la science politique : comment s’est-elle constituée en discipline ? Qu’est-ce qu’une discipline, d’ailleurs, et en est-elle vraiment une ? Plus substantiellement, quels types de savoirs et de pratiques scientifiques met-elle en œuvre et que signifie faire partie des sciences sociales ? Puis vient l’autre volet de l’intrigue à dénouer : il porte sur l’objet de cette science qui prétend étudier le politique. De nouvelles questions surviennent alors : est-il pertinent de raisonner en terme d’objet politique ? Depuis quand la dimension du politique a-t-elle été considérée en tant que telle, autrement dit de manière autonome ? Enfin, comment repérer ce qui relève aujourd’hui du politique et ce qui en est hors champ ? Ce premier chapitre se structure ainsi en deux temps. Il interroge d’abord ce que signifie, pour la science politique, son statut de discipline de sciences sociales (1), puis il traite la question du repérage du politique et des enjeux qu’elle soulève (2).
1. Une discipline des sciences sociales
4 L’enseignement à Sciences Po s’organise autour de cinq disciplines : le droit, l’économie, l’histoire, la science politique et la sociologie. Toutes relèvent de ce que l’on appelle communément les sciences humaines et sociales, mais on a coutume de considérer que chacune d’elles représente une branche de savoir spécifique, proposant un point de vue particulier sur le monde. Avant même de s’intéresser à la spécificité de la science politique, il faut donc comprendre les implications de son statut de science sociale. Cette première caractérisation fournit en effet quelques éléments utiles pour cerner son existence sociale et son épistémologie, cette dernière étant définie comme l’étude des formes et des conditions de production des connaissances scientifiques.
1.1 La science politique comme discipline
5 La notion même de discipline relève du secteur de l’enseignement et des activités pédagogiques. Elle s’attache à l’idée que les savoirs sont traditionnellement transmis de manière structurée (en branches ou en matières), hiérarchisée (de l’enseignant, comme maître, aux élèves, comme disciples) et contrôlée (les savoirs ne sont pas seulement classés mais aussi normés et donc disciplinés). Dispenser un cours d’introduction à la science politique et le transformer en manuel exige donc de s’interroger sur les notions à considérer comme incontournables ainsi que sur les auteurs – et évidemment les auteures – qui méritent d’être qualifiés de canoniques. En bref, l’activité pédagogique rend quasiment inévitable, au moins durant les premières années d’enseignement, de poser le socle et les contours des connaissances à transmettre en adoptant une démarche d’apprentissage disciplinaire.
6 Ce raisonnement tient beaucoup moins lorsque l’on déplace l’attention de la matière pédagogique aux activités scientifiques. Dans ce domaine, beaucoup d’auteurs s’accordent aujourd’hui pour estimer que la notion de discipline se trouve largement dépassée. Comme le rappelle Pierre Favre, l’idée que les dynamiques scientifiques reproduisent des branches de savoir bien délimitées qui, elles-mêmes, s’adossent à des opérations de sectorisation de la connaissance et de partition de la réalité physique, biologique ou sociale en objets à étudier a été remise en cause [Favre, 2005]. L’innovation scientifique se moque des frontières disciplinaires et les découvertes se nichent, le plus souvent, dans les interstices des savoirs et des objets constitués. À l’époque d’Auguste Comte [voir infra], qui a produit une taxinomie des sciences, on parlait généralement de spécialités ou de branches de savoir. L’usage du terme de discipline s’est répandu à mesure que se sont stabilisés des réseaux de spécialistes se reconnaissant dans des pratiques communes d’enseignement et de recherche. Par conséquent, une discipline s’incarne, a minima, dans une communauté de professionnels qui l’enseignent, qui revendiquent de la pratiquer et dont les activités sont encadrées par des associations assurant leur promotion et leur défense et par des institutions chargées de réguler l’entrée et la carrière dans la profession et d’établir des normes.
7 Si l’on retient cette acception d’une discipline, la science politique se distingue alors par sa jeunesse, comparée aux quatre autres disciplines enseignées à Sciences Po. Petite dernière, elle est probablement la moins autonomisée et la plus faiblement institutionnalisée. Sans s’engager ici dans les méandres d’une histoire globale de l’institutionnalisation de la science politique, il n’est pas inutile de donner quelques exemples.
8 En tant que nouvelle discipline, elle a dû se faire une place dans des champs universitaires nationaux où les sciences humaines et sociales existaient déjà tout en étant structurées différemment selon les pays. En effet, l’étude du politique avait déjà été plus ou moins prise en charge, non seulement par des juristes et des philosophes principalement, mais aussi par des historiens et des sociologues. On peut ainsi comparer les cas du Royaume-Uni, de la France et de l’Italie afin de comprendre les contextes particuliers qui ont marqué l’institutionnalisation de la science politique dans chacun de ces pays, soit des moments où les frontières et les rapports de force entre les disciplines revendiquant une préséance dans l’analyse du politique n’y étaient pas identiques.
9 De prime abord, le Royaume-Uni intrigue parce que l’association professionnelle créée en 1950 ne revendique pas – comme la plupart de ses homologues dans le monde – le nom de science politique et choisit plutôt celui de British Political Studies Association. Comme souvent, les questions de dénomination pointent des enjeux plus structurels, en l’occurrence la concurrence qui s’exerce alors entre l’Université d’Oxford et la London School of Economics (LSE) : le renoncement au terme de science politique dans le nom de l’association entérine la victoire in extremis de la première sur la seconde. À l’époque, Oxford est le temple des humanités classiques, et les philosophes et historiens qui en sont les gardiens cherchent à maintenir leur monopole sur l’étude du politique. Ils s’opposent donc à l’émergence d’une science politique unifiée et autonomisée. La LSE, fondée en 1895, est une version britannique de l’École libre des sciences politiques française [voir infra]. Ancrée à gauche, elle s’appuie sur les réseaux de la Fabian Society, cercle de réflexion et club politique socialiste et réformateur lié au Parti travailliste. À la différence d’Oxford, elle s’engage dans la promotion de la science politique, sous l’égide d’Harold Haski, théoricien du politique, formé à Oxford mais très engagé à la fois dans le projet de la LSE, dans la vie interne du Parti travailliste et dans la Fabian Society. Haski est pressenti pour devenir le premier président de l’association naissante, qu’il doit porter sur les fonts baptismaux sous le nom de science politique, mais son décès change le cours des choses et le groupe oxonien impose finalement le terme de political studies. Même si la science politique britannique se transforme par la suite, une partie jouant la carte de l’américanisation [voir infra], la théorie politique (et assez peu la sociologie) n’en demeure pas moins une composante forte de son identité.
10 Le cas français s’apparente au cas britannique sur un point : l’existence dans le pays, aux côtés des universités, d’un solide établissement d’enseignement en sciences sociales. L’École libre des sciences politiques, ancêtre de Sciences Po et modèle de la LSE, est créée en 1872 par Émile Boutmy. Journaliste, essayiste et professeur, politiquement républicain libéral, Boutmy introduit dans le paysage de l’enseignement supérieur et de la recherche français un nouvel acteur, qui participera, au siècle suivant, à l’institutionnalisation de la science politique. Cette dernière, en tant que discipline unifiée et autonome, n’est pourtant pas au cœur de son projet originel. L’usage du pluriel dans la dénomination de l’école en témoigne : les « sciences politiques », dans l’esprit de Boutmy, s’apparentent à une science carrefour mêlant approches juridiques, historiques, philosophiques, etc. Rapidement toutefois, la nouvelle école entre en concurrence avec les facultés de droit, notamment pour la préparation aux concours de la haute fonction publique. Aujourd’hui encore, la science politique française s’enseigne, pour l’essentiel, soit dans les instituts d’études politiques (IEP), soit dans les facultés de droit, où la cohabitation avec les juristes peut engendrer des tensions. Sa prise de distance vis-à-vis du droit date d’après la seconde guerre mondiale. Elle s’est accompagnée d’un processus d’autonomisation institutionnelle et de stratégies de démarcation. Grosso modo, on peut dire que pour s’émanciper du droit, la science politique s’est adossée à la sociologie. L’opération a pu être menée car la sociologie ne se présentait pas, à l’époque, comme une discipline forte. La position de Maurice Duverger, l’un des personnages clés de cette période, paraît significative. Juriste de formation, Duverger a contribué à fonder la science politique en France au cours des années 1960 en revendiquant une approche de sociologie politique [voir infra l’encadré « Duverger versus Sartori : controverse autour de la sociologie politique »]. Cette revendication revêt chez lui une dimension tactique, et il ne s’embarrasse pas de justifier ce que cela signifie. Beaucoup d’autres, par la suite, se retrouveront dans ce label, et le succès de cette affirmation identitaire s’amplifiera à mesure que se renforcera l’influence de la sociologie bourdieusienne sur le milieu de la science politique française. Aujourd’hui, les manuels de science politique français continuent de refléter l’importance des approches sociologiques dans tous les sous-domaines : comportements politiques, action publique, problèmes publics, etc.
11 Sartori a raison de rappeler qu’il faut rester attentif aux temporalités car, dans le cas italien, elles sont apparemment trompeuses et exigent d’être soigneusement démêlées. En effet, si l’on se réfère à la date de création de la première association de science politique en Italie, 1973, association dont Sartori prend justement la présidence, on peut conclure au caractère très tardif de la naissance de la science politique dans ce pays. En réalité, le contraire se produit puisque, dès 1896, en publiant, Elementi di scienza politica, Gaetano Mosca détache l’étude de la politique du celle du droit public et construit la discipline sur l’analyse des faits historiques. Le démarrage est flamboyant, mais la période mussolinienne y met un coup d’arrêt brutal. Le formalisme juridique importé d’Allemagne et la philosophie de l’histoire promue par le fascisme ont des effets dévastateurs. La science politique se reconstitue après-guerre avec beaucoup de difficulté et une extrême lenteur, en s’alliant avec la philosophie politique et la sociologie (à l’époque, sociologie et science politique sont réunies dans l’Associazione Italiana di Scienze Politiche e Sociali). Un agenda s’impose dès lors aux trois mousquetaires de la science politique italienne que sont Norberto Bobbio, Bruno Leoni et Giovanni Sartori : gagner en autonomie en renouant avec l’analyse des élites politiques promue par Mosca et en privilégiant, dans le cas de Sartori, des travaux sur les élites parlementaires. Il reste que les relations avec la philosophie sont entravées par la place prise par le marxisme gramscien, peu enclin à accorder une quelconque autonomie à l’étude du politique. Parallèlement, les rapports de la science politique avec la sociologie se tendent à mesure que la seconde supplante la première en se développant, de manière très dynamique, dans le domaine des études locales et de la participation politique. Jusqu’à la fin des années 1960, la matrice sociologique reste très forte et se nourrit de l’importance prise par des sociologues comme Alessandro Pizzorno. Tendu vers son objectif d’autonomiser la science politique, Sartori finit par prendre ses distances vis-à-vis de la sociologie politique au profit d’une approche plus institutionnelle. Dans l’Italie contemporaine, une grande partie de la sociologie politique reste prise en charge par les sociologues.
Duverger versus Sartori : controverse autour de la sociologie politique
En France et en Italie, la science politique naissante est associée à deux grands noms : Maurice Duverger (1917-2014) et Giovanni Sartori (1924-2017). Or, ces deux auteurs, qui ont participé en première place à la fondation de la discipline dans leur pays respectif, se sont opposés ou, plus précisément, le second a fortement critiqué le premier, son aîné de moins d’une dizaine d’années, en lui reprochant d’usurper le label de sociologie politique (dont il trouvait qu’il n’avait, de toute façon, pas grand intérêt). À ma gauche donc, Maurice Duverger, spécialiste de droit constitutionnel, qualifié de « pape » de la science politique française dans la nécrologie que lui a consacrée le quotidien Le Monde dont il a été l’une des plumes renommées [Le Gendre, 2014]. À ma droite, Giovanni Sartori, historien de la philosophie, à qui Maurizio Cotta, qui fut son élève, a rendu hommage en ces termes : « Sartori, une figure imposante de la science politique internationale, le fondateur de la science politique italienne contemporaine et un polémiste politique mordant » [Cotta, 2017]. Dans un article publié en 1969 qui a marqué sa rupture d’alliance avec la sociologie, Sartori propose une réflexion critique sur la notion de sociologie politique, prenant en passant pour cible Maurice Duverger et sa prétention à imposer ce terme [Sartori, 1969]. Auteur, en 1947, d’un Manuel de droit constitutionnel et de science politique qui, loin de toute « métaphysique », entend analyser les faits, les actions et les rapports de force en matière de politique institutionnelle, Duverger engage une rupture avec le droit en publiant un livre intitulé Sociologie politique [Duverger, 1967]. Sartori critique vertement cet ouvrage : il remet en cause la tentative de Duverger de considérer comme synonymes les termes de sociologie politique et de science politique et pointe son absence de réflexion sur ce que pourrait être une approche rigoureuse de sociologie politique. Distinguant la sociologie politique de ce qu’il appelle la « sociologie du politique », Sartori rejette la seconde au motif qu’en prétendant expliquer les phénomènes politiques par les structures sociales, elle applique un déterminisme qu’il juge schématique et préfère laisser aux sociologues. Quant à la sociologie politique, il la considère avec circonspection car elle est selon lui marquée par une grande confusion, mais il lui reconnaît un sens dès lors qu’elle veille à bien répartir son attention entre les mécanismes de « conditionnement » (c’est le terme qu’il emploie) du politique par le social et, inversement, du social par le politique.
12 Si la science politique est bien une discipline, au sens où elle s’incarne dans des institutions sociales qui la régulent et qui produisent des normes communes au milieu professionnel, elle semble, comparativement, moins institutionnalisée, et donc moins disciplinarisée, que bien d’autres sciences sociales, à commencer par l’économie. Aussi, pour aborder le continent morcelé qu’elle recouvre, mieux vaut abandonner l’idée d’homogénéité, empiriquement certainement fausse et intellectuellement probablement stérile. Il est préférable de chercher des éléments du côté des trajectoires d’institutionnalisation nationale. Comme le suggèrent les exemples britanniques, français et italien évoqués ci-dessus, ces trajectoires sont marquées par des luttes disciplinaires qui ont tantôt renforcé, tantôt brouillé les frontières séparant la science politique des autres sciences sociales revendiquant elles aussi l’étude du politique. Toutefois, on ne peut tracer, même à grands traits, ces trajectoires sans insister sur le rôle joué par les États-Unis. Les sciences sociales étatsuniennes ont bénéficié, au xxe siècle, de la formation de social scientists en Europe puis de l’immigration d’intellectuels européens fuyant le nazisme. À rebours, à partir des années 1950, la science politique européenne s’est fondée (ou refondée) en utilisant largement les ressources financières fournies par les grandes fondations nord-américaines et les ressources intellectuelles que les promoteurs zélés de nouveaux paradigmes apportaient dans leurs bagages dans le cadre des échanges transatlantiques. C’est pourquoi le poids du modèle nord-américain et les enjeux soulevés par la circulation des savoirs irrigueront les développements qui suivent [voir infra l’encadré « Controverse autour du béhavioralisme aux États-Unis »].
1.2 La science politique comme science sociale
13 Si l’on peut s’interroger sur le degré de consistance disciplinaire de la science politique, il est admis qu’elle fait partie des sciences sociales. Cela signifie simplement qu’elle partage avec ces dernières trois grandes caractéristiques. Premièrement, elle étudie des systèmes propres à l’humain ou créés par lui. De ce point de vue, elle se distingue des sciences dites naturelles : rien de prétendument naturel et qui ne s’impose comme allant de soi dans les objets les plus classiques de la science politique, qu’il s’agisse de l’État [voir chapitre 2] de la nation [voir chapitre 3] ou de la démocratie [voir chapitre 4] pour ne citer que les plus canoniques. Deuxièmement, elle articule questionnement théorique et preuve empirique, à la différence des sciences formelles comme les mathématiques, qui opèrent dans le monde des relations logiques et modélisées. Troisièmement, bien que la théorie ne soit jamais loin, la science politique cherche en priorité à comprendre la réalité empirique sociale et politique et traite donc directement avec elle. Cette simple caractérisation amène à distinguer quatre principaux enjeux épistémologiques auxquels elle se confronte – des enjeux qui ne tiennent pas seulement à la comparaison et à la globalisation, mais aussi aux choix d’analyse et au rapport aux valeurs.
L’enjeu de la comparaison
14 Les sciences sociales étudient des systèmes propres à l’humain ou créés par lui. Ceux-ci peuvent être des marchés économiques, des structures familiales ou des régimes politiques par exemple, mais tous ont été façonnés historiquement dans des contextes sociaux et culturels particuliers. Dès lors, la science politique s’intéresse conjointement à la genèse des objets qu’elle étudie et à leurs différentes manifestations dans le monde : depuis quand et comment s’est imposée une division du monde en nations ? Les papiers d’identité nationale existent-ils partout, sous quelle forme et pour quels usages ? Comment les catégories d’apatride, d’exilé, de réfugié et de migrant sont-elles apparues ?
15 La science politique peut répondre à ces questions (et à bien d’autres) parce qu’elle est comparative, à la fois dans le temps et dans l’espace. Comparer conduit d’abord à introduire de l’étrangeté et à bousculer l’évidence de ce que l’on connaît trop bien. Cela permet aussi de faire la part entre des résultats spécifiques et d’autres, généralisables. Mieux encore, la comparaison présente l’avantage d’obliger à penser l’explication de manière complexe. En multipliant les cas, en contextualisant les phénomènes, on échappe au schématisme mono causal. Les phénomènes politiques sont rarement explicables par un seul facteur étudié isolément. Ils résultent le plus souvent d’interactions entre variables et d’effets de temporalité et de contexte. Par exemple, des travaux de sociologie historique comparative comme ceux de Theda Skocpol [voir chapitre 5] sur la Révolution française de 1789, la Révolution russe de 1917 et la Révolution chinoise de 1911 illustrent la nécessité d’articuler des variables sociales (le rôle capital de la paysannerie), politiques (le rôle de l’État, de ses représentants et des pressions externes et internes auxquels ils sont soumis) et les effets de contexte et de conjoncture (l’importance de la situation économique et internationale).
16 Les conceptions et les modes de comparaison varient [Ragin, 1992]. Sous-domaine de la science politique, la politique comparée (comparative politics) a suscité la publication de nombreux ouvrages, qui discutent plus spécifiquement de méthodes et des dispositifs comparatifs. Par exemple, si l’on s’intéresse à la transformation des partis politiques, on peut privilégier une comparaison entre partis de gauche ou entre partis de droite ou au sein de chacune des familles politiques. On peut aussi décider de comparer les cas relevant de systèmes bi ou multi-partisans, de régimes parlementaires ou présidentiels, en veillant à s’interroger sur la similitude des objets comparés dans différents contextes historiques ou régionaux. Le terme de « parti » renvoie-t-il aux mêmes phénomènes dans l’Europe des xixe siècle et xxie siècles, en Europe et aux États-Unis ? Comment prendre en compte les nuances de traduction et de connotation du mot selon les langues ? Les partis peuvent être comparés en utilisant la méthode quantitative et en raisonnant par variables afin de mesurer, sur un large échantillon, les effets du déclin électoral sur les ressources financières, le nombre d’adhérents, le recrutement des dirigeants, etc. Si l’on choisit au contraire un échantillon réduit, les cas sont alors traités de manière qualitative et l’on s’intéresse davantage aux mécanismes de désinstitutionnalisation liés au déclin électoral. Il est communément admis que plus l’échantillon est large, moins il est possible de prendre en compte la variété des trajectoires historiques. À l’inverse, plus le nombre de cas étudiés est réduit, plus leur singularité historique est aisée à repérer et moins on est porté à généraliser. Une étude monographique, c’est-à-dire portant sur un seul parti politique, ne dispense pas de comparer un tel cas à d’autres et de se demander, « What this is the case of ? » (de quoi ce cas est-il le cas ?). Enfin, les unités comparées peuvent elles aussi varier. Doit-on comparer les partis à l’échelle nationale, entre la France et l’Italie, à l’échelle locale, entre Lyon et Milan ?
L’enjeu de la globalisation
17 Si la comparaison s’est longtemps concentrée sur les systèmes politiques nationaux, cette évidence est aujourd’hui questionnée. Cette remarque conduit directement au deuxième enjeu. Il renvoie à ce que l’on a appelé le tournant global des sciences humaines et sociales, opéré à la faveur de la mondialisation des phénomènes étudiés et de la production des savoirs. La plupart des sujets traités par la science politique, qu’il s’agisse des questions de souveraineté politique, de régulation du capitalisme ou de mobilisation politique, débordent aujourd’hui largement le cadre national. La mondialisation a également rendu visible un déséquilibre structurel dans la production et la diffusion des savoirs.
18 D’une part, la critique du nationalisme méthodologique épingle la prédominance et l’évidence de la comparaison nationale et relève le biais cognitif consistant à comprendre le monde en prenant l’État-nation comme seule unité d’analyse. Elle invite soit à comparer en variant les unités et les échelles de comparaison, soit à étudier toutes les formes de circulation, d’échange et de transfert. Les travaux se sont ainsi progressivement axés sur les mouvements de circulation des hommes et des idées, sur les échanges qui s’inscrivent dans des réseaux non étatiques (réseaux familiaux, communautaires, associatifs, économiques, internet). Ils ont aussi montré le rôle des diasporas dans la diffusion des idées politiques, dans la genèse des nationalismes [voir chapitre 3] et même dans les mobilisations électorales et sociales [voir chapitres 7 et 10].
19 D’autre part, les sciences humaines et sociales ont pris acte du fait que la mondialisation et l’intensification des échanges scientifiques n’ont pas effacé l’asymétrie qui préside à la production des connaissances. La question des rapports entre un Nord et un Sud marqués par l’expérience coloniale s’est imposée dans le débat. Nul doute que la variante anglophone, et singulièrement nord-américaine, de la science politique domine par la taille de sa communauté, par la diffusion de ses normes et de ses paradigmes : on en trouve un bel exemple avec le béhavioralisme [voir infra]. Mais ce type d’ethnocentrisme scientifique produit des concepts et des résultats qui tendent à se présenter comme universels, alors même qu’ils sont issus de contextes locaux particuliers. Il nourrit, à rebours, un mouvement de réaction qui revendique une plus large ouverture aux sciences politiques non occidentales et une décolonisation des savoirs. D’un point de vue épistémologique, la question de l’universalité des concepts et des cadres théoriques utilisés par la discipline suscite un vif débat. Plusieurs options se dessinent. Faut-il appliquer les concepts occidentaux à tous les pays, au risque de tomber dans le piège du raisonnement sur les manques et les retards des pays du Sud ? Faut-il, à l’inverse, ne pas les utiliser dans des pays non occidentaux sous peine d’abandonner l’ambition de comparer et de généraliser et de s’en tenir à des notions strictement localisées ? Faut-il, enfin, adopter une position médiane et accepter de partager des concepts communs, à condition d’opérer leur réappropriation et leur indigénisation, et si oui, comment procéder ? Toutes ces questions se retrouveront tout au long de ce manuel.
L’enjeu lié à l’analyse
20 « C’est peut-être la malédiction des sciences de l’homme que d’avoir à faire à un objet qui parle », écrivent Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron dans LeMétier de sociologue [Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 1983, p. 56]. Cette remarque introduit au troisième enjeu auquel doivent faire face les sciences sociales.
21 La science politique étudie des institutions, des réseaux, des communautés, des groupes, etc. qui non seulement agissent mais qui parlent également (y compris en expliquant leurs actions) ou, plus rigoureusement, dont parlent les acteurs qui les incarnent. Ce simple constat crée en son sein – comme au sein de la sociologie – une tension entre deux modèles. L’un se donne pour objectif de saisir et de mesurer des comportements ou des opinions et de les expliquer en cherchant à établir des corrélations, si ce n’est des relations de causalité. L’autre part de l’idée que l’on peut à la fois observer les acteurs en contexte (par l’enquête ethnographique) et recueillir leurs discours (par l’enquête par entretiens) et cherche donc principalement à restituer et à interpréter les systèmes de signification qui se dégagent de l’observation de ce que font ces acteurs et de l’analyse de ce qu’ils disent. Dans le premier modèle, appelé nomologique, les sciences sociales doivent doit élaborer des lois d’explication à portée générale ; dans le second, appelé herméneutique, elles doivent se concentrer sur le travail d’interprétation dans une logique compréhensive. Jean-Claude Passeron considère que la tension entre ces deux modèles structure les sciences sociales [Passeron, 1991]. Une autre tension, partiellement apparentée à la précédente, redouble la complexité : elle oppose positivisme et constructivisme. La posture positiviste se focalise sur l’explication de la réalité sociopolitique à travers l’étude des faits observables et mesurables. Le terme de positivisme, tel qu’il est utilisé dans le domaine scientifique, se rattache à une conception forgée par Auguste Comte, qui s’est largement répandue chez les scientifiques de la seconde moitié du xixe siècle jusqu’au milieu du xxe siècle. Elle comporte trois traits principaux : 1) une croyance en la science en tant que méthode rationnelle de connaissance du monde, détachée de toute métaphysique et doublée d’un optimisme quant à la possibilité d’améliorer ce monde grâce au savoir acquis (ce que les adversaires du positivisme dénonceront comme du scientisme) ; 2) une volonté d’assigner exclusivement à la science l’étude des faits observables (empirisme) et des relations entre les faits en privilégiant la relation cause/effet (déterminisme) ; 3) un attachement à la méthode expérimentale telle que pratiquée dans des laboratoires de sciences naturelles au moyen d’éprouvettes afin de mesurer les relations entre les faits et de corroborer les théories. En science politique, le béhavioralisme [voir infra l’encadré « Controverse du béhavioralisme aux États-Unis »] incarne cette posture positiviste en mettant en œuvre des enquêtes par sondages et en recourant, de plus en plus fréquemment aujourd’hui, à des expérimentations.
22 Courant de pensée issue de la philosophie des sciences et de la sociologie, le constructivisme assigne aux sciences sociales l’objectif principal de déconstruire la réalité sociale et politique en mettant au jour la manière dont elle a été, et demeure, catégorisée. Ce courant présente des variantes. La plus radicale postule un processus de catégorisation continu et fluide. En science politique, le constructivisme s’est diffusé sous des formes moins radicales, comme celle défendue par Peter Berger et Thomas Luckmann dans La Construction sociale de la réalité où les auteurs soulignent la dialectique entre la construction d’une réalité objective, fondée sur les processus de catégorisation et d’institutionnalisation, et celle d’une réalité subjective impliquant un processus d’intégration de la réalité objective par les individus à travers les mécanismes de socialisation [Berger et Luckmann, 2018 (1966)]. Le constructivisme s’intéresse en priorité à la genèse des catégorisations, qu’il aborde soit sous l’angle historique en étudiant la mise en place de cadres discursifs ou institutionnels, soit sous l’angle phénoménologique en examinant la perception qu’ont les individus de la réalité sociale et politique et le sens qu’ils lui donnent.
23 Le domaine des études électorales [voir chapitre 7] illustre bien ces deux approches. D’un côté, dans un registre positiviste et nomologique, les électoralistes élaborent une panoplie d’explications, à visée générale, du choix des électeurs, en mobilisant une large variété d’enquêtes quantitatives régulières et de grande ampleur afin de mesurer et d’établir des corrélations entre une intention ou une déclaration de vote (variables dépendantes) et d’autres variables (variables indépendantes) telles que le mode de scrutin, le fait que l’électeur soit au chômage ou non ou encore sa perception affective des candidats. Des modèles à dominante institutionnelle, économique ou psychologique sont ensuite échafaudés sur la base de ces corrélations. De l’autre côté, dans une logique constructiviste et herméneutique, des travaux s’intéressent à la manière dont l’institution électorale s’est historiquement naturalisée, au point qu’aujourd’hui entrer dans un bureau de vote, prendre des bulletins, passer dans l’isoloir et mettre le bulletin de son choix dans l’urne paraissent des gestes évidents (dans certains pays mais pas dans d’autres). Ces travaux cherchent à saisir comment la catégorie de l’électeur s’est imposée dans le monde comme élément d’une bonne citoyenneté, comment les citoyens s’y conforment (ou non) et ce que signifie (ou ne signifie plus) aujourd’hui pour eux l’acte électoral.
Controverse du béhavioralisme aux États-Unis
De l’américain behavior (comportement), le béhaviorisme, autrement dit la science du comportement, a été forgé au début du xxe siècle par le psychologue étatsunien John B. Watson (1878-1958) qui trace un parallèle entre comportements humain et animal et proposé que la psychologie prenne les sciences naturelles comme modèle. Watson a limité son champ d’étude aux comportements extérieurs, enregistrables et mesurables, et tente d’établir des lois entre les stimuli et les réactions. Diffusé dans les sciences sociales, ce paradigme, dont le politiste canadien David Easton (1917-2014) suggéra d’appeler béhavioralisme la variante appliquée à la science politique, recueille un large succès aux États-Unis. Pour comprendre ce succès, il faut rappeler que la science politique étatsunienne a été marquée, à la fin du xixe siècle, par le travail du politiste étatsunien John William Burgess (1844-1931), qui a monté, en 1880, le premier programme de science politique du pays à l’Université de Columbia à New York. Formé en Allemagne par l’école hégélienne, Burgess a promu une science politique privilégiant l’étude de l’État dans une double perspective, historique et théorique. Dès les années 1920, à l’Université de Chicago et sous l’égide du politiste Charles Merriam (1874-1953), un vent de protestation se lève à l’égard de cette science politique « à la papa », assimilée au modèle allemand, c’est-à-dire très institutionnaliste et historique, et jugée trop descriptive. Un petit groupe de disciples de Merriam (dont Harold Laswell, Valdimer Orlando Key, David Truman, Herbert Simon, Gabriel Almond) partage la conviction qu’il faut se centrer sur l’analyse des faits comportementaux et promouvoir une méthode empirique, dite scientifique. Ces chercheurs sʼattachent à l’analyse des comportements de différents acteurs politiques (gouvernants, élus, etc.), qu’ils mesurent et expliquent au travers d’enquêtes par sondage. Le béhavioralisme s’impose aux États-Unis durant les années 1950 puis il voyage et se réplique à travers le monde. Mais il suscite des tensions et se voit remis en cause régulièrement, à commencer par David Easton qui le rejette après lʼavoir adopté. Dans un discours prononcé en 1969 en sa qualité de président de l’American Political Sciences Association (APSA) et devenu célèbre, il le définit à partir des caractéristiques suivantes : la recherche de régularités dans les comportements humains, le principe de vérification empirique, la mise en place de dispositifs d’observation et le recours à la mesure et à la quantification, la distinction entre jugement de valeur et explication et entre recherche fondamentale et recherche appliquée [Easton, 1969]. Il lui reproche toutefois de négliger les contextes sociaux et historiques, de trop se focaliser sur la technique au détriment de la théorie et des enjeux normatifs, de tomber dans une forme de naïveté positiviste, étroite et stérile, qui détourne l’attention des grands enjeux politiques contemporains. Plus récemment, toujours aux États-Unis, le mouvement Perestroïka a largement repris et durci ce type de critique. Il a été lancé en 2000 à la suite de la diffusion d’un message électronique appelant la communauté et les institutions de la science politique états-unienne à des changements profonds, au nom du principe général de pluralisme théorique et méthodologique et contre l’hégémonie de l’analyse quantifiée, mathématisée et formalisée.
L’enjeu normatif
24 Le quatrième et dernier enjeu porte sur le statut que l’on accorde aux jugements de valeur. Il cristallise des tensions particulièrement fortes en science politique, car le politique les aiguise. La science politique articule trois dimensions principales : elle établit et analyse des faits (dimension empirique) ; elle dégage des théories en généralisant l’interprétation de ces faits (dimension théorique) ; elle va, enfin, jusqu’à émettre des jugements de valeur sur ce qui est souhaitable ou non (dimension normative). En son sein, la théorie politique s’est spécialisée dans l’étude des systèmes conceptuels. Une partie de ses représentants revendique, de manière assumée, une position normative qui ne se contente pas d’analyser la cohérence des théories, mais hiérarchise leur pertinence et leur valeur. Pour les autres, la place dévolue aux jugements de valeur, voire aux positionnements militants, est un sujet hautement sensible. Leur faut-il tendre vers une position totalement désengagée politiquement, particulièrement difficile à tenir sachant que leur intérêt pour la science politique a souvent été aiguillonné par leur intérêt pour la politique et parfois par leurs convictions ? Peut-on incarner sans complexe une science politique militante, au risque d’amoindrir sa crédibilité scientifique ?
25 Si l’on entre dans ce débat, on se retrouve rapidement confronté à la notion de neutralité axiologique introduite par Max Weber [voir infra l’encadré « Max Weber et l’approche compréhensive »], en particulier dans Le Savant et le Politique [Weber, 2003 (1917-1919)]. Weber ne nie pas que le sociologue (ou le politiste) partage, comme tout autre citoyen, des idéaux et des convictions morales et politiques, il reconnaît même que les convictions peuvent présider au choix de ses objets de recherche, mais il condamne la confusion des genres en ces termes : « La confusion permanente entre discussion scientifique des faits et raisonnement axiologique est une des particularités les plus fréquentes et les plus néfastes dans les travaux de notre spécialité. C’est uniquement contre cette confusion que sont dirigées nos remarques précédentes et non contre l’engagement en faveur d’un idéal personnel » [Weber, 1965 (1904)].
Max Weber et l’approche compréhensive
26 Une fois admis que l’on ne peut exiger du politiste qu’il soit totalement neutre, mais qu’il doit éviter la confusion des genres, il reste à établir comment mettre cela en pratique. Or, il faut bien le dire, si Weber adopte un point de vue assez subtil, il ne fournit aucune recette simple et prête à l’emploi puisqu’il enjoint à faire la part entre jugement de valeur et rapport aux valeurs, analyse des faits et positions normatives. Il laisse l’application de ces principes généraux de réflexivité et de transparence à la responsabilité de chacun. Le principe de réflexivité exige que le savant soit conscient de sa position morale ou politique afin de ne pas confondre, par exemple, ce qu’il souhaite démontrer et ce qu’il peut démontrer à partir de ses données. Cet exercice a comme première vertu de lui permettre de repérer dans ses tableaux de chiffres, ses archives, ses entretiens et ses comptes rendus de terrain, des éléments qui peuvent contredire ses a priori, y compris politiques.
27 Le principe de transparence doit, quant à lui, l’inciter à ne pas brouiller ses prises de parole et donc à distinguer ce qu’il dit publiquement en tant que scientifique – statut qui lui confère une position d’autorité – et ce qu’il dit en tant que citoyen, parfois engagé. Ces enjeux axiologiques n’ont jamais été simples à résoudre, et ils le sont encore moins aujourd’hui. Les prises de parole scientifiques sont de plus en plus présentes dans les réseaux sociaux et les politistes sont, comme les autres, rapidement enrôlés dans des débats ouverts mais peu contrôlés. Par ailleurs, ils doivent faire face à la diffusion d’un scepticisme à l’égard de leur statut de scientifique dans l’opinion publique ainsi quʼà des attaques plus spécifiques contre les libertés académiques en général et les sciences sociales en particulier. Nombreux sont les pays où les pouvoirs politiques remettent en cause les libertés académiques, de manière plus ou moins frontale, par l’emprisonnement, la censure, la dénonciation publique. Même dans un système qualifié de démocratique comme celui du Japon, la fermeture des universités de sciences sociales a été inscrite à l’agenda gouvernemental par le ministre de l’Éducation, qui a demandé en juin 2015 « d’abolir ou de convertir ces départements pour favoriser des disciplines qui servent mieux les besoins de la société » [Maillard, 2015].
2. L’étude de la dimension politique des phénomènes sociaux
28 La science politique s’intéresse à la dimension politique du fonctionnement des sociétés et c’est cette spécificité qui lui donne son point de vue particulier. Le débat sur ce qu’est la politique a fait couler beaucoup d’encre, au point que certains l’associent à une quête du Graal non seulement vaine, mais aussi stérile. On doit cependant se demander comment s’est imposée l’idée que la politique était une dimension et un espace dotés d’une certaine autonomie, puis clarifier, de manière opératoire, le sens que l’on peut lui donner aujourd’hui.
2.1 Autonomisation de la dimension politique
29 Une condition minimale au développement de la science politique est l’existence de phénomènes politiques labellisés et repérables comme tels. Cela exige que la politique, à la fois en tant que catégorie de pensée et sphère spécialisée, soit dotée d’une autonomie, même partielle. Historiquement, cette autonomisation s’est effectuée à la fois dans l’ordre intellectuel et social. Comment a-t-on été amené à penser la politique comme une dimension autonome ? Comment se sont mis en place des espaces et des rôles sociaux dévolus aux activités politiques ?
30 Aujourd’hui, on part aisément du postulat que les phénomènes économiques, sociaux, religieux et politiques sont intellectuellement distincts les uns des autres. Pour dissiper cette impression d’évidence, un petit détour s’impose par la Grèce, du vie au ive siècle av. J.-C. (période classique), sans pour autant souscrire à l’idée, très répandue, selon laquelle l’Antiquité grecque est la période cardinale d’invention du politique. Une telle affirmation relève, en effet, d’une vision occidentalo-centrée, alors qu’à la même époque, la Chine a depuis longtemps conçu une organisation politique de type étatique et que le berceau de la démocratie se situe plutôt chez les Sumer, qui ont mis en place des assemblées politiques délibératives au iiie millénaire avant J.-C. En revanche, et même si la comparaison entre les villes des mondes grec, musulman, chinois et précolombien suscite un vaste débat, cette forme à la fois sociale, spatiale et politique qu’est la cité (polis) continue d’incarner l’idée de communauté politique et celle de citoyenneté dans la tradition occidentale. Plus précisément, tandis que Sparte, cité militaire, est vue comme le précurseur d’une communauté civique fondée sur l’assemblée des citoyens en armes, la cité athénienne correspond à un type original d’organisation politique qui a acquis un statut de modèle dans la théorie démocratique.
31 De nombreux hellénistes, dont certains revendiquent une approche anthropologique attentive à restituer le point de vue des Grecs anciens en même temps que leur altérité, ont souligné la complexité d’une cité athénienne trop souvent idéalisée et simplifiée. Ils ont également bousculé l’idée qu’il existait un modèle immuable, en mettant en lumière les transformations qui ont jalonné la période classique. Ils ont, enfin, montré que la cité reposait sur l’imbrication des sphères économique, territoriale et urbaine, sociale et politique. Ce dernier élément paraît essentiel parce qu’il permet de comprendre que le politique n’était pas considéré, à cette époque, comme une dimension autonome. Comme l’explique Moses Finley, le mot polis désignait à la fois la ville et la cité au sens politique sous l’Antiquité [Finley, 1981]. Finley pointe le risque de tomber dans le piège de l’anachronisme si l’on suppose que la formule aristotélicienne « l’homme est un animal politique » s’applique à une conception contemporaine du politique. Il rappelle qu’Aristote ne conçoit pas la séparation du social et du politique et que le terme de politikon signifie donc les deux et s’attache à l’idée que l’être humain est membre d’une communauté incarnée par la cité.
32 Sans retracer ici la longue histoire de l’autonomisation progressive du politique en tant que catégorie de pensée, rappelons l’importance du moment machiavélien, qui a opéré un véritable tournant en introduisant une coupure radicale entre la morale et la politique, comme l’a souligné Quentin Skinner [voir infra l’encadré « Quentin Skinner et l’analyse contextuelle des idées politiques »]. En 1513, Nicolas Machiavel achève la rédaction du Prince (en italien et non en latin) alors qu’il est, depuis un an, déchu de ses charges politiques par les Médicis et exilé dans sa maison toscane [Machiavel, 2007 (1532)]. Le Prince est publié de manière posthume en 1532, rapidement traduit dans d’autres langues, aussitôt attaqué et même censuré. Il choque parce qu’il rompt avec les principes de l’époque et détache les règles politiques des principes moraux, et donc des fondements religieux. Machiavel considère que la politique ne se juge pas à l’aune de la morale mais de son efficacité, dont un des premiers critères réside dans la capacité à se maintenir au pouvoir et à en assurer la stabilité.
Quentin Skinner et l’analyse contextuelle des idées politiques
L’historien britannique Quentin Skinner a longtemps enseigné à l’Université de Cambridge (c’est pourquoi l’on parle à son sujet d’école de Cambridge) puis à l’Université Queen Mary de Londres. Il a exercé une forte influence par la méthode qu’il a promue dans ses écrits théoriques et mise en œuvre dans ses ouvrages sur la pensée politique moderne italienne et anglaise des xvie et xviie siècles. Il a notamment publié sur Machiavel, sur Thomas Hobbes, sur la Réforme et sur la pensée néoromaine ou pré-humaniste. Sa méthode pour étudier le politique, inspirée du contextualisme, se démarque frontalement de deux autres méthodes, dominantes à la fin des années 1960, à savoir d’une part, les travaux classiques qui se contentent d’étudier les textes pour eux-mêmes comme des productions décontextualisées censées fournir des réponses éternelles aux questions contemporaines et postulant une conception atemporelle de la vérité ; d’autre part, l’analyse marxiste qui traite le monde des idées comme un simple épiphénomène traduisant des rapports de force économiques et sociaux. Par son approche de l’histoire intellectuelle, Skinner rompt conjointement avec les grands récits établissant des généalogies conceptuelles et avec le déterminisme historique qui réduit les idées à l’expression d’intérêts socio-économiques. Son attention se porte plutôt sur le contexte de production de textes, qui interviennent dans des débats où s’échangent des coups intellectuels. Pour lui, la question essentielle que doit se poser un auteur d’histoire intellectuelle est de savoir à qui il s’adresse, quel est son public et comment il cherche à communiquer. Skinner applique cette méthode au livre qu’il consacre à Machiavel.
Selon lui, on ne peut véritablement mesurer l’opération engagée par le Florentin sans tenir compte de son parcours intellectuel et de ses expériences professionnelles. Plus précisément, l’extraordinaire originalité de sa prise de position ne peut s’apprécier qu’en évaluant le fossé qu’il a creusé avec son environnement intellectuel. Skinner insiste, en effet, sur la formation classique de Machiavel, sur sa culture humaniste nourrie de références latines, en particulier de la lecture de Cicéron dont les écrits ont été redécouverts par les auteurs de la Renaissance en même temps que s’est imposée une vision morale de la politique. Skinner inscrit donc Le Prince dans un réseau de textes dont l’auteur s’est nourri tout en s’en démarquant, et repère les passages où Machiavel adopte un point de vue décalé. Il met ainsi en lumière les points de rupture et les rapporte à l’expérience professionnelle de cet homme d’action et diplomate qui a occupé les fonctions de secrétaire en charge de la politique étrangère du Premier chancelier de la République de Florence. La rupture opérée par Machiavel a été mûrie par l’observation des grands hommes politiques de son époque auprès de qui il a été envoyé en mission diplomatique et qui se trouvaient tous en lutte pour s’imposer dans la péninsule italienne : César Borgia dont les qualités de leader ne suffisaient pas à assurer le succès de sa stratégie expansionniste en Italie ; le pape Jules II, homme politique d’envergure, qui parvint justement à mettre en échec César Borgia ; Maximilien 1er, à la tête de l’Empire romain germanique dont Machiavel critiquait le manque d’autorité et la versatilité.
33 Cette première autonomisation du politique, qui a permis de le penser en tant que tel, c’est-à-dire partiellement désimbriqué du social et du moral, a été la condition nécessaire pour que la science politique se constitue en tant que discipline. On peut établir un parallèle avec ce qu’a montré Karl Polanyi à propos de l’économie [Polanyi, 1983 (1944)]. Avant le xixe siècle, le système économique était encastré dans le système social : la circulation des biens et la valeur qui leur était attribuée dépendaient d’un ensemble de mécanismes, de codes et d’obligations régissant la sociabilité et mettant en jeu le prestige social. L’avènement du marché, instance généralisée et autorégulatrice, a transformé radicalement ces mécanismes selon Polanyi, puisqu’il a imposé des mobiles strictement économiques fondés sur les intérêts individuels. Cette analyse, rapidement résumée ici, rappelle, premièrement, que les processus de désencastrement (ou ce qui a été désigné, à propos du politique, comme une forme d’autonomisation) exigent la mise en place d’institutions spécifiques qui les incarnent. De manière équivalente, le désencastrement du politique n’a été possible que parce qu’une sphère d’activités politiques s’est institutionnalisée en se différenciant des autres arènes [Lagroye et Sawicki, 2012]. Si les travaux anthropologiques ont relevé des traces de spécialisation des rôles politiques au sein des sociétés dites primitives, l’existence d’un espace politique autonome demeure toutefois radicalement conditionnée au processus d’étatisation [voir chapitre 2].
34 L’autonomisation du politique s’est poursuivie avec l’institutionnalisation d’un espace de la compétition politique, à travers principalement la naissance de l’institution électorale, l’émergence des partis politiques et la professionnalisation des acteurs politiques. L’ensemble de ces transformations, sur lesquelles nous reviendrons amplement, a signé la naissance d’un espace politique spécialisé, incluant la sphère étatique et gouvernementale ainsi que celle de la compétition politique, ce que le sens commun a coutume d’appeler la politique.
35 Les travaux de Polanyi permettent de souligner un autre élément : à l’instar de l’autonomisation de l’économie, dont il faut rappeler qu’elle n’est jamais totale et qu’elle peut varier selon le temps et l’espace, celle de la politique se révèle, elle aussi, partielle et variable. Plutôt que de considérer la politique comme enchâssée dans un cadre historiquement et institutionnellement fixe, il importe de prendre en compte sa réversibilité tout autant que la fluidité de ses processus d’autonomisation. D’une part, ce mouvement ne se produit pas de manière linéaire et inéluctable. D’autre part, le traçage des frontières se voit régulièrement remis en cause par des groupes qui se mobilisent pour que des questions jusqu’alors pensées comme relevant de la sphère privée (ou d’un registre technique) soient considérées comme des problèmes politiques. Le combat féministe pour imposer l’idée que le personnel est politique (personal is political) en offre probablement le meilleur exemple.
2.2 Qu’est-ce qui relève de la politique aujourd’hui ?
36 Toutes ces réflexions invitent à se demander comment appréhender les phénomènes politiques contemporains. La variété de leurs manifestations historiques et géographiques et leur évolution constante obligent à se doter d’une boussole afin de repérer le politique sous ses différents aspects. Il est alors utile d’introduire une distinction entre la et le politique. La science politique doit en effet pouvoir penser ensemble la politique telle qu’elle se manifeste sous ses formes les plus évidentes et reconnues, spécialisées et institutionnalisées (le gouvernement, l’État, les élections, les partis, etc.) et le politique en un sens plus large, qui inclut des phénomènes se situant parfois en marge de l’espace politique spécialisé et institutionnalisé, parfois même contre lui sous des formes émergentes, ou même innovantes. Par exemple, à l’époque contemporaine, le politique se produit aussi dans le supermarché à travers des pratiques de consommation telles que le boycott, dans le couple comme le revendique la pensée féministe, dans de nombreuses mobilisations comme l’hacktivisme ou la remise en cause des industries extractives. On partira alors, à la suite de Jean Leca, de l’idée que le politique s’inscrit dans le pluralisme de sociétés humaines hiérarchisées et inégalitaires [Leca, 1973].
Des sociétés plurielles
37 Hannah Arendt a bâti sa pensée sur un socle qu’elle a qualifié d’ontologique. Pour elle, le pluralisme renvoie à notre commune humanité (nous sommes tous pareils) et à notre irréductible différence (personne n’est identique à un autre). Pour comprendre la singularité de sa conception du politique, il faut la rapporter au contexte dans lequel elle a écrit, marqué par l’avènement de régimes totalitaires entre les deux guerres [voir chapitre 5] puis par l’usage dévastateur de l’arme nucléaire à Hiroshima et à Nagasaki au Japon en 1945. Arendt qualifie ces expériences de « désert », en empruntant le terme à Nietzsche. Une large partie de son œuvre peut s’interpréter comme une réaction à l’extension de ce désert, porteuse de déshumanisation. En refusant de penser le politique sous lʼangle de la domination et de la violence [voir chapitre 12] pour proposer une conception axée sur la liberté et l’action commune, elle façonne un projet de refondation et tente d’imaginer une oasis (que d’aucuns considèrent comme un mirage). Pour Arendt, la liberté s’actualise dans la capacité d’agir politiquement, autrement dit en commun, de manière publique et concertée. Autant dire que sa conception repose moins sur ce qu’est le politique que sur ce qu’il devrait être et qu’à l’opposé de Machiavel, elle fait de la politique une fin plutôt qu’un moyen. Sans adhérer à sa vision plus idéaliste que réaliste, on peut souligner l’intérêt du lien qu’elle établit entre politique et pluralité humaine.
38 Premièrement, pour le politiste, la pluralité humaine met en jeu des différences religieuses, sociales, ethniques, culturelles, morales, politiques, qui s’adossent à des groupes (et pas seulement à des individus) et s’incarnent dans une variété de pratiques et de systèmes de solidarité, de croyances et de valeurs. Deuxièmement, le politiste porte une attention aiguisée aux formes de régulation, de reconnaissance et de représentation de cette pluralité. Ainsi, il s’intéresse spécifiquement aux contours de la communauté politique et au sens donné au statut de citoyen, aux opérations de représentation (qui et comment représenter ?) et aux enjeux de tolérance, notion entendue dans le double sens que lui donne l’anglais, celui d’une disposition comportementale (tolerance) et d’un acte juridique (toleration) en se demandant quelles pratiques et croyances sont acceptées et protégées et lesquelles, au contraire, sont rejetées et condamnées.
Des sociétés hiérarchisées et inégalitaires
39 Les sociétés ne sont pas seulement plurielles, elles se structurent aussi de manière hiérarchique et inégalitaire. Elles produisent des stratifications sociales, elles classent les personnes, leurs états, leurs fonctions selon des échelons subordonnés les uns aux autres. Comme l’a souligné Max Weber, ces stratifications se déploient dans l’ordre économique (ce qu’il nomme, en accord avec Marx, des classes sociales) et dans l’ordre moral (ce qu’il désigne comme des statuts ordonnés selon le prestige et la considération sociale qui leur sont associés). Entre les sociétés esclavagistes, raciales, patriarcales, de castes, de classes, de lignages et celles organisées sur la certification délivrée par l’obtention de diplômes, etc., les différences sont nombreuses, mais toutes instaurent des relations sociales enchâssées dans des structures hiérarchisées qui engendrent des relations de pouvoir.
40 Le pouvoir doit en effet être conçu comme un phénomène relationnel. Pour Weber, il renvoie à « la chance de faire triompher au sein d’une relation sociale, sa propre volonté, même contre des résistances ; peu importe sur quoi repose cette chance » [Weber, 1971 (1921), p. 95]. Pour Robert Dahl « A détient du pouvoir sur B s’il arrive à faire faire à B quelque chose que B n’aurait pas fait sans l’intervention de A » [Dahl, 1957, p.201-215]. Ainsi définies, les relations de pouvoir innervent l’ensemble des sociétés : les parents exercent un pouvoir sur leurs enfants, l’enseignant sur l’élève, le patron sur le salarié, etc. Le politique naît du processus de spécialisation des instances et des rôles de pouvoir, certains acteurs et institutions imposant leur capacité de régulation, d’arbitrage et de contrainte : l’assistante sociale ou la juge des affaires familiales peuvent intervenir dans les relations entre les parents et leurs enfants ; l’inspecteur de l’Éducation nationale et les associations de parents d’élèves, dans celles de l’enseignant avec son élève ; l’inspecteur du travail et les syndicats, dans celles du patron avec son salarié. Tous ces acteurs établissent des rapports de force, mettent en œuvre des médiations, rendent des arbitrages et même contraignent. Dans ces exemples, l’inspecteur et le juge occupent des positions particulières car, en tant que représentants de l’État, ils détiennent le dernier mot en matière de contrainte [voir chapitre 2], mais l’association de parents d’élèves et le syndicat sont eux aussi des organisations politiques disposant d’une capacité d’arbitrage, selon les termes de Jean Leca [Leca, 1973].
41 Cette capacité d’arbitrage est d’autant plus nécessaire que les sociétés sont également inégalitaires au sens où elles créent des disparités dans l’allocation des ressources. Pour Aristote, la juste répartition des richesses représente le grand défi dans la vie de la cité. Si certains sont avantagés par rapport à d’autres, si certains reçoivent plus que ce dont ils ont besoin et d’autres moins, alors la répartition se révèle injuste et doit être dénoncée. Dans cette logique, le politique ne se traduit pas seulement dans le fait de pouvoir estimer ce qui est juste ou injuste, mais aussi d’exprimer son sentiment d’être injustement traité et d’en appeler à un arbitrage.
42 Dans la lignée aristotélicienne, Jacques Rancière pose l’accès égal de tous à la parole comme le fondement du politique et place la dénonciation des torts au cœur de sa manifestation [Rancière, 1995]. Il postule néanmoins que seuls des mouvements d’opposition à l’allocation inégalitaire des ressources, au nom du principe de justice, peuvent être qualifiés de politique. Or, pour la science politique, les phénomènes d’acceptation et de conformation à l’ordre, même s’ils sont moins audibles et visibles, sont également des phénomènes politiques. Concrètement, faire partie d’un mouvement de contribuables relève d’un comportement politique autant qu’accepter de payer ses impôts sans broncher.
43 Au cœur du politique se trouvent des acteurs et des institutions qui mettent en jeu des formes variées de régulation (établissement d’un certain nombre de règles), d’arbitrage (choix et recherche de solutions) et de contrainte (capacité à produire de l’obligation). Ils constituent ce que l’on peut appeler la sphère politique spécialisée ou l’ordre politique institutionnalisé. Cette sphère est, en réalité, double. Elle s’est mise en place, d’une part, avec l’émergence de l’État, qui agit par la création de règles juridiques, par le déploiement d’une bureaucratie et par la mise en œuvre de politiques publiques, de l’autre avec la constitution d’une arène de la compétition politique et d’espaces de mobilisation. La distinction, en anglais, des termes policy pour désigner l’action publique et politics pour se référer à la compétition et à la mobilisation politiques se révèle à cet égard très utile [voir chapitre 10].
44 En limitant l’objet de la science politique au fonctionnement de cette seule sphère, on en promeut une conception solide, mais restreinte. Elle est au centre de plusieurs chapitres de ce manuel, mais ce dernier fait aussi place à une conception plus large qui prend acte d’une certaine fluidité des phénomènes politiques. L’ordre politique institutionnel ne s’impose pas si fortement qu’il ne puisse être remis en cause d’un point de vue extérieur. Partout dans le monde, les acteurs individuels ou collectifs dénoncent l’allocation des ressources matérielles, légales, symboliques et considèrent qu’ils sont traités injustement par rapport à d’autres. Ils créent du conflit à partir d’une matière première disparate faite des leurs intérêts, de leurs opinions et valeurs, qui reposent généralement sur le socle constitué par leurs identifications et leurs expériences sociales, y compris celles qui sont façonnées par l’action publique. Ils produisent du politique auquel s’articulent des demandes de reconnaissance, de représentation et de redistribution. Ainsi, la science politique étudie à la fois le fonctionnement de la politique et la production du politique.
À lire, à voir, à écouter
45 Le site de l’Association française de science politique (AFSP) est un bon outil pour se familiariser avec la science politique dans le contexte français. Les annonces permettent d’appréhender la vie de la discipline, les archives, de découvrir son histoire, les podcasts, d’approcher différents sujets, www.afsp.info/association/
46 Machiavelli. A Very Short Introduction, Quentin Skinner, conférence filmée de Quentin Skinner, introduit à la fois à la pensée de Machiavel et à la méthode contextualiste élaborée par le chercheur britannique pour étudier la pensée politique, www.youtube.com/watch?v=CKGuzJ6GwHM
47 Personnage de bande dessinée créée par l’auteur argentin Quino pendant les années 1960, Mafalda est une petite fille politisée. Lire ses albums et écouter le podcast qui lui est consacré, Mafalda, inlassable voix de l’indignation, permet d’appréhender le rôle du politique dans la vie quotidienne, www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/culture-bd/mafalda-inlassable-voix-de-l-indignation-573340
Notions clés
48 • approche compréhensive
• béhavioralisme
• constructivisme
• épistémologie
• discipline
• nationalisme méthodologique
• neutralité axiologique
• positivisme
Sujets de réflexion
49 ☞ La science politique est-elle une science sociale comme les autres ?
50 ☞ Les concepts de la science politique sont-ils universels ?
51 ☞ Comment peut-on mettre en œuvre la neutralité axiologique ?
52 ☞ Que signifie l’autonomisation du politique ?
Bibliographie commentée
- Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1955. Hannah Arendt, qui se présentait comme professeur de pensée politique, avait entrepris un projet d’ouvrage d’introduction à la politique. Ce petit livre en constitue une ébauche et rassemble les fragments du projet. Il défend une conception originale du politique, où Arendt se démarque des analyses traditionnellement axées sur la capacité à contraindre et centre sa réflexion sur l’idée de liberté par référence à la pensée antique, grecque et romaine.
- Peter Berger et Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 2018 [1966]. Un classique de la sociologie des connaissances, y compris en science politique, utile pour comprendre le projet épistémologique du constructivisme.
- Pierre Favre, Comprendre le monde pour le changer. Épistémologie du politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2005. Cet ouvrage traite l’ensemble des enjeux auxquels est confrontée la science politique, notamment la prévisibilité des phénomènes et ses utilisations possibles dans l’action politique.
- Jean Leca, « Le repérage du politique », Projet, 71, 1973, p. 11-24. Un court article, toujours pertinent plusieurs décennies après sa parution pour aborder le nécessaire repérage du politique. Sans en fournir une définition, il le saisit à l’aide de la notion d’arbitrage.
- Nicolas Machiavel, Le Prince, Paris, Gallimard, 2007 [1532]. La publication du Prince au xvie siècle a créé une rupture dans la conception du politique. Il est important de le lire en s’aidant des analyses de Quentin Skinner , qui ont permis de contextualiser la pensée de l’humaniste florentin.
- Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995. Cet ouvrage philosophique présente une conception stimulante du politique, dans laquelle l’auteur réserve ce terme aux actions qui remettent en cause l’ordre établi, soit ce qu’il appelle « police ». Revendiquant la filiation aristotélicienne, Rancière enracine le politique dans la prise de parole des « sans part » et donc dans la dénonciation de l’injustice.
- Max Weber, Le Savant et le Politique, Paris, La Découverte, 2003 [1917-1919]. Ce petit livre rassemble la traduction de deux conférences délivrées par Max Weber en 1917 et 1919 à l’Université de Munich. Il offre une première entrée dans la pensée complexe de Max Weber.
- Le site de l’Association française de science politique (AFSP) est un bon outil pour se familiariser avec la science politique dans le contexte français. Les annonces permettent d’appréhender la vie de la discipline, les archives, de découvrir son histoire, les podcasts, d’approcher différents sujets, www.afsp.info/association/
- Machiavelli. A Very Short Introduction, Quentin Skinner, conférence filmée de Quentin Skinner, introduit à la fois à la pensée de Machiavel et à la méthode contextualiste élaborée par le chercheur britannique pour étudier la pensée politique, http://www.youtube.com/watch?v=CKGuzJ6GwHM
- Personnage de bande dessinée créée par l’auteur argentin Quino pendant les années 1960, Mafalda est une petite fille politisée. Lire ses albums et écouter le podcast qui lui est consacré, Mafalda, inlassable voix de l’indignation, permet d’appréhender le rôle du politique dans la vie quotidienne, http://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/culture-bd/mafalda-inlassable-voix-de-l-indignation-573340
Date de mise en ligne : 04/11/2024