Nous sommes au printemps 2020. Le portail d'entrée vert est fermé à clé, le tout petit club-house est déserté, le café a cessé de couler, le téléphone ne sonne plus et il n'y a pas de gamins qui courent sans but sur les terrains ou sur les bords de l'Orge. Le Saint-Michel-Sports Tennis est à l'arrêt, le coronavirus est passé par là. Pourtant, durant les deux mois de confinement, deux joueurs ont tapé la balle quasiment tous les jours sur les greensets bleus du club de l'Essonne. Yanaïs Laurent, 28 ans, a été 503e mondial. Arthur Fils a 15 ans et est classé 1/6. Un monde d'écart. « " Yana" a été gentil avec moi parce qu'au début, il me mettait un peu à la rue », se marre Fils.
Mais le petit ne démérite pas. « J'ai vu la hargne monter chez Arthur. Petit à petit, il arrivait à faire jeu égal », relate le président du club Thierry Jullien, qui a oeuvré pour qu'ils bénéficient d'une dérogation pour s'entraîner. « Ses progrès ont été monstrueux ! », se souvient l'ancien joueur pro. Un premier déclic. Cinq ans plus tard, il est 15e mondial, après ses deux quarts de finale à Indian Wells et Miami en Masters 1000.
L'histoire d'Arthur Fils est celle d'un petit garçon curieux, aux basques de son père Jean, qui a découvert le tennis par hasard et s'en est servi pour éduquer son aîné - Arthur a un frère et une soeur. Sauf que le projet familial, porté aussi par la mère Anne, est allé bien plus loin que ça.
« Dès le début, il savait accepter l'échec et se remettre en question. »
Gaël Gosselin, son premier entraîneur
Avec son père et sa machine lance-balles, Arthur passe des heures sur des terrains municipaux aux lignes effacées, au filet déchiqueté, aux grillages dégradés et plein de faux rebonds. Le paternel décèle le potentiel. Et il n'est pas le seul. Car en Essonne, à Brétigny puis à Saint-Michel-sur-Orge, le bonhomme est vite repéré.
En 2015, Arthur a 11 ans et la plupart des vendredis après-midi, Gaël Gosselin passe le chercher en voiture à la sortie de son collège, direction l'entraînement. Un trajet d'une dizaine de minutes durant lequel le gamin pouvait aussi bien parler d'un tournoi, de ses cours, de ses notes, de ses copains. « Il était content de mettre un coup droit gagnant rapide à une fille qui jouait mieux que lui. Et il la charriait après, se souvient l'entraîneur, frappé par sa lucidité. Dès le début, il savait accepter l'échec et se remettre en question. »
À 7 h 30, le samedi matin, il vient au club en courant - la maison est à deux pas - pour s'entraîner. Toujours sous les yeux du paternel, en échange constant, une discussion, un coup de fil, avec les différents formateurs. « Il le cadrait beaucoup. Quand il sentait qu'il n'en faisait pas assez, il était derrière lui, l'engueulait parfois. Il était très exigeant et amenait de la rigueur », témoigne Morgan Ferguson, le coach d'après, à Savigny, toujours dans l'Essonne.
À Poitiers, des débuts mitigés
L'ado tape la balle tous les jours ou presque, progresse, mais sa prise de coup droit pose problème. Si bien que la FFT, qui apprécie sa qualité de balle et son tempérament, demande à Ferguson de la modifier pour qu'il ait l'espoir d'intégrer son giron. Le formateur, pourtant pas convaincu d'avoir sous son aile « une pépite », est rétrospectivement épaté par sa fougue. « C'était un lion sur le terrain ! Il a les mêmes attitudes qu'à 13 ans, dégage le même charisme. »
Les Français ont découvert ce showman à Roland-Garros en 2021, où il atteint la finale chez les juniors (battu par son compatriote Luca Van Assche). « J'en faisais presque trop. Je me suis calmé. Mais c'est un truc que j'aimerais apporter dans le tennis », disait-il en 2023.
Le giron, il finit par l'intégrer à Poitiers en 2018, à la suite de son passage à la Ligue d'Essonne. Ses premiers pas au pôle France sont marqués par une chute, cette fois à VTT, durant une sortie run and bike. L'épaule est en vrac, il évite de peu l'opération, mais pas la saison moyenne. Pour le déclic, il faut encore attendre. « Il ne donnait pas sa pleine mesure, confie le préparateur physique Nicolas Job, épaté depuis par sa progression. Dès qu'il ratait un coup, il chouinait et se prenait la tête pour rien. » Quand l'année suivante il rejoint le Centre national d'entraînement à Paris, Job lui souffle : « Tu peux remercier ta bonne étoile. »
Une quarantaine d'années séparent Jérôme Potier de Fils et Giovanni Mpetshi Perricard (21 ans, actuel 29e mondial). Les références ne sont pas les mêmes : lui leur fait découvrir les Bronzés et Coluche et eux « leur rap affreux » (Potier). L'entraîneur a une obsession : le mental.
Début 2021, Fils se retrouve à Antalya pour une tournée en Turquie face à des pros morts de faim. « Je venais de remporter l'Orange Bowl (fin 2020, l'officieux Championnat du monde des moins de 18 ans), raconte Fils. Je pensais que j'avais le niveau. Mais je n'ai fait que perdre. J'ai pris des bonnes dérouillées. » Potier, interrogé en 2021, complète : « Il s'est fait complètement surprendre et découper. Il pouvait partir en live, envoyer une balle dans la mer. Quand l'attitude était mauvaise, le match pouvait durer quarante minutes ! Mais lors de la deuxième tournée en Espagne, il a compris que pour gagner, il fallait que sa tête reste bien perchée. »
Alors quand, à Wimbledon juniors, Fils dégoupille - « Il fait du Arthur, raconte sa vie, c'est le mur des Lamentations » (Potier) -, son coach l'incite à mettre un terme à sa carrière juniors. Il n'y aura pas d'US Open. « Deux-trois Grands Chelems, c'était sympa, mais ce n'était pas le vrai monde », assure Fils.
« Je ne me mets pas de limites, je n'en ai aucune. »
Arthur Fils
Le vrai monde, c'est le circuit pro. Là où les déclics peuvent surgir. « Jéjé (Potier) m'a appris à mettre plus de quatre balles dans le terrain, rigolait-il, très reconnaissant, en mars 2023. L'attitude, c'est un truc sur lequel il a beaucoup appuyé avec moi. »
Toujours parmi les meilleurs Français de son âge, mais jamais le meilleur, Fils le devient en 2023 avec Laurent Raymond. Chez les pros, là où ça compte. Il finit dans le top 40 une année démarrée au 251e rang, fort d'un titre ATP (à Lyon) et de deux tops 10 épinglés (Casper Ruud, Stefanos Tsitsipas). Après des années couvé par la FFT, il vole désormais de ses propres ailes. D'abord avec Sébastien Grosjean, épaulé un temps par Sergi Bruguera, et depuis peu par le Croate Ivan Cinkus.
Et son père n'est jamais loin. Cet ingénieur s'est mis en disponibilité pour suivre son fils aux quatre coins du monde, où le jeune homme de 20 ans balade son sourire. « C'est un jeune homme naturel, bien dans ses baskets, de nature joyeuse, qui a ses copains, aime la mode », selon son agent Philippe Weiss. « Il a le rapport à l'autre facile, il met de la bonne humeur », loue son ancien préparateur physique Laurent Laffite. « Il a son caractère, peut être cash. De la nervosité et de l'impatience peuvent s'installer parce qu'il est très exigeant envers lui-même », disait de lui Raymond en 2023.
Fils est ambitieux et ne s'en cache pas. « Je ne me mets pas de limites, je n'en ai aucune. » Et tant pis si certains le trouvent arrogant. Lui avance, sûr de lui, à la poursuite de son rêve. « Quand j'étais petit, j'ai toujours voulu être numéro 1 mondial. Plus tard, mon père me demande : "C'est quoi tes rêves ?" "Je veux être top 10." "Tu ne veux plus être numéro 1 mondial ?" "Si si, et je veux gagner plein de Grands Chelems !" Je voyais (Roger) Federer en remporter et je me disais que c'était un truc facile. Maintenant, je trouve que ce n'est plus si facile que ça, mais ça reste dans un coin de ma tête. »
Sur les bords de l'Orge, les gamins de l'école de tennis ne courront plus sans but : ils voudront marcher sur les traces d'Arthur Fils.