Dominique Pelicot et François Vérove : les visages du mal
VIDÉO. Entre «le Grêlé» et le monstre de Mazan, des parcours similaires et de nombreux points communs. De quoi interpeller les enquêteurs du pôle «cold case».
Persuadée que les itinéraires des deux hommes se sont croisés, la brigade criminelle a décidé de les réunir sur une même planche photographique judiciaire pour la présenter à des témoins ou à des victimes potentielles. La mise en examen de Dominique Pelicot, il y a quatre ans, pour les abus commis sur sa femme, a ouvert une boîte de Pandore. Profils passe-partout, trajectoires de vie ressemblantes, modes opératoires possiblement identiques… Le monstre de Mazan serait-il aussi dangereux que François Vérove, le policier auteur d’au moins trois meurtres et de nombreux viols qui s’est suicidé en 2021? Des pistes se rouvrent.
Qui a tué Sophie Narme ? Le 4 décembre 1991, cette agente immobilière de 23 ans était anesthésiée avec une compresse d’éther, violée puis étranglée lors d’une visite d’appartement, au 22 de la rue Manin, dans le XIXe arrondissement de Paris. Pas d’ADN exploitable, les scellés ayant été détruits, mais un mode opératoire suffisamment ressemblant à celui du tueur et violeur en série François Vérove, dit « le Grêlé », pour que ce crime lui soit imputé. L’hypothèse a tenu la rampe pendant des années, jusqu’à ce que le flair et l’opiniâtreté de la juge Nathalie Turquey, du pôle des crimes sériels ou non élucidés du tribunal de Nanterre, viennent rebattre les cartes et braquer les projecteurs sur un autre coupable possible, Dominique Pelicot. En octobre 2022, les visages des deux hommes apparaissent ainsi côte à côte sur la planche photographique établie par la brigade criminelle dans le cadre de la réouverture de l’enquête sur la mort de Sophie Narme.
Dominique Pelicot se trouve alors en détention provisoire depuis deux ans pour les viols perpétrés sur son épouse. Après avoir échappé pendant trente-cinq ans à la justice, ayant à son actif au moins trois meurtres et une série de viols de fillettes et de jeunes femmes, François Vérove s’est donné la mort un an auparavant. Pelicot, Vérove. Deux enquêtes tentaculaires dans lesquelles la juge Turquey et les hommes de la crim’ pensaient tirer un fil, et où c’est l’écheveau qui est venu. Tous deux pourraient avoir plus que l’ivresse de la perversion en partage. Lieux des crimes, profils des victimes présumées, modes opératoires. Les investigations ont mis au jour un réseau de coïncidences et de similitudes saisissantes. Aussi impensable que cela puisse être, leurs trajectoires ont pu se croiser à au moins deux reprises dans les années 1980 et 1990 à Paris et en grande banlieue.
En 1987 la police voyait la main de Vérove dans le meurtre d’Édith Martinet
Les crimes du Grêlé auraient-ils pu servir de paravent au monstre de Mazan ? Lui auraient-ils permis d’échapper pendant trois décennies à la justice ? Une simple plongée dans leurs parcours respectifs suffit à provoquer une sensation de confusion. Experts dans l’art de la dissimulation, les deux hommes sont tout sauf des marginaux. Ils n’ont rien d’un Guy Georges ou d’un Thierry Paulin. Au contraire, tous deux se sont efforcés d’épouser la norme sociale, camouflant leurs déviances et leurs pulsions perverses sous le vernis d’une vie rangée. Mariés de longues années, pères de famille et grands-pères, ascension professionnelle réussie. Quasiment de la même génération (Pelicot a neuf ans de plus que Vérove), ils grandissent au sein d’un milieu modeste, en province, orientés très jeunes vers l’apprentissage au niveau CAP.
L’électricité pour Pelicot, la mécanique pour Vérove*. Chacun saura échapper à son destin tout tracé de simple ouvrier. Vérove, en mister Hyde moderne, devient gendarme puis policier. Pelicot, sans doute plus malin et plus solide psychologiquement, ne s’installe jamais longtemps dans un secteur : ouvrier électricien, contremaître, agent immobilier et enfin VRP. Des métiers variés et itinérants qui compliquent aujourd’hui sérieusement les recherches de la police judiciaire sur son passé. Pour le reste, pas de vagues, pas d’esclandres, des existences ordinaires pour des quidams lambda. Seules certaines périodes de déconvenues professionnelles pourraient être les indices, en surface, des vicissitudes de leur vie secrète, des moments où ils seraient passés à l’acte. En commun encore, une détestation féroce du père, de possibles violences sexuelles subies enfants, une tentative de suicide devenus adultes. Ils auraient pu être jumeaux, frères à défaut, se fondant l’un dans l’autre pour mieux se dédoubler dans l’ombre.
Désormais la justice suit la piste de Pelicot
Il aura fallu l’incroyable trempe d’une jeune femme pour que la justice commence à voir se dessiner, dans l’ombre portée du Grêlé, la silhouette de Pelicot. Huit ans après le meurtre de Sophie Narme, le scénario se répète. Cette fois, la victime s’appelle Marion (son prénom a été modifié). Elle a 19 ans et vient d’être embauchée dans une agence immobilière de Mitry-Mory, en Seine-et-Marne. Un client se présente pour une visite. Une fois sur place, il la menace, avec ce qui ressemble à un cutter, et lui plaque un mouchoir imbibé d’éther sur les narines. Marion a l’intelligence de bloquer sa respiration et de mimer l’inconscience. Son agresseur commence à la déshabiller. Profitant d’un effet de surprise, elle l’assomme et parvient à se réfugier dans un cagibi, qu’elle verrouille. Sur sa chaussure, une trace de sang qui révélera l’ADN de Dominique Pelicot. Sa mise en examen, en 2020, pour avoir livré sexuellement sa femme, préalablement droguée, à une cinquantaine d’hommes fait remonter son nom à la surface.
La juge Turquey fait le lien avec l’agression de 1999, qui va agir comme un bain révélateur et enclencher le réexamen de certains dossiers que la justice avait accolés au nom de Vérove, sans avoir de preuve formelle. L’affaire édith Martinet, autre crime imputé au Grêlé, pourrait ainsi faire l’objet de nouvelles vérifications. Le 3 avril 1987, cette jeune femme de 26 ans était retrouvée nue, étranglée et poignardée au thorax du côté gauche, dans son studio de la Plaine Saint-Denis, au nord de Paris. Aucune trace d’effraction constatée. Traitée à l’origine par la police judiciaire de Seine-Saint-Denis, l’affaire avait tardivement été reliée au Grêlé par la crim’. Mais l’hypothèse Pelicot constituerait aujourd’hui une autre piste envisageable. Et pas seulement à l’aune du mode opératoire. Edith Martinet était salariée comme enquêtrice marketing par une société basée rue Regnault, dans le XIIIe arrondissement de Paris. Elle démarchait des particuliers pour leur faire tester des produits commerciaux, notamment dans les grands ensembles du quartier asiatique. Pile le secteur professionnel couvert par Dominique Pelicot, qui fait alors du porte-à-porte en tant qu’agent immobilier.
À l’époque, Vérove, jeune gendarme, évolue lui aussi dans la même zone. Son premier crime connu a lieu un an presque jour pour jour avant le meurtre d’Edith Martinet, dans le XIIIe arrondissement : Sarah, 8 ans, est retrouvée violée et étranglée, le matin du 7 avril, au sous-sol de son immeuble. Laissée pour morte, elle s’en sort miraculeusement. Trois jours plus tard, il tente à nouveau de violer une enfant, Nathalie, 6 ans, dans le Chinatown parisien. Le quartier sombre dans la psychose. Pendant ce temps, Dominique Pelicot parcourt, pour son travail, les mêmes rues. Le siège de l’entreprise qui l’emploie est implanté boulevard Kellermann. Au 56 se trouve la caserne Kellermann de la Garde républicaine, où Vérove sera un temps affecté.
Leur trait commun le plus saillant : une détestation extrême du père
Les deux hommes ont pu partager un même territoire. Et pas seulement à Paris. Un autre lieu ressort au détour de ces deux enquêtes si volumineuses : Mitry-Mory. C’est dans cette commune de Seine-et-Marne que, en juin 1994, François Vérove commet son dernier crime connu : l’enlèvement et le viol d’une fillette de 11 ans, Ingrid, qui sera retrouvée vivante. Il sera suivi dans cette ville en psychiatrie, à intervalles réguliers, jusqu’en décembre 1998. Mitry-Mory, c’est aussi, de 1995 à 1998, la zone d’activité professionnelle de Pelicot, alors qu’il émarge comme technico-commercial dans des entreprises d’électricité d’une localité voisine. C’est surtout là qu’est installée l’agence immobilière dans laquelle travaillait Marion, et où s’est présenté son agresseur. Ce n’est pas la première fois, dans les enquêtes sur des crimes en série, que la justice établit la présence de deux ou plusieurs suspects aux mêmes endroits, parfois aux mêmes époques. Dans les années 1980, Michel Fourniret et Émile Louis habitaient à proximité dans le département de l’Yonne. On a ainsi longtemps attribué à ce dernier le meurtre d’Isabelle Laville, 17 ans, violée et tuée en 1987, avant que Fourniret avoue ce crime et que le corps de l’adolescente soit découvert, en 2006, dans un puits du village de Bussy-en-Othe. Il arrive que les traces se chevauchent ou s’entrecroisent, que les pistes se brouillent, plongeant un peu plus encore juges et policiers dans le brouillard.
Les années passent. Retraités, ils deviennent grands-pères. Tous deux continuent à mener une vie tranquille, en toute impunité. Au début du mois de mai 2019 pourtant, chacun atteint à sa façon un sommet dans le délire de toute-puissance. Pelicot, alors en vacances dans la maison familiale de l’île de Ré, offre en pleine nuit sa femme à un inconnu rencontré sur Internet, déjà condamné pour viol. Perdant toute mesure, il abrutit tellement Gisèle de médicaments qu’elle dormira durant tout le voyage de retour à Mazan. Pris d’une poussée de fièvre narcissique, François Vérove, de nouveau en région parisienne plus de trente ans après ses premiers crimes, participe sous son vrai nom au jeu de Nagui « Tout le monde veut prendre sa place », qui sera diffusé le 13 mai sur France 2 ! L’ultime télescopage de leurs parcours aura lieu le mercredi 29 septembre 2021 : ce jour-là, le quotidien régional « Midi libre » révèle pour la première fois l’existence de l’affaire Pelicot alors que François Vérove se suicide au Grau-du-Roi.
Dominique Pelicot est mis en examen pour meurtre
Dans la lettre d’adieu qu’il adresse alors à sa femme, il reconnaîtra certains de ses crimes, tout en affirmant avoir cessé ses activités criminelles en 1997. Soit deux ans avant l’agression de Marion. Depuis octobre 2022, Dominique Pelicot est mis en examen pour meurtre, viol et tentative de viol par la magistrate de Nanterre dWans l’affaire du meurtre de Sophie Narme et l’agression de Marion. Il conteste avec véhémence toute implication dans la première, mais avoue la tentative de viol sur la seconde, acculé par la présence de son ADN sur la chaussure de sa victime… après avoir tout de même nié à deux reprises. Entre l’agression de 1999 et les premiers viols connus sur sa femme, Gisèle, en 2011, Dominique Pelicot passe complètement sous les radars. Que s’est-il réellement passé pendant ces douze années ? Il semble peu probable que les pulsions prédatrices aient déserté par enchantement le monstre de Mazan, qui reste néanmoins présumé innocent. Un gouffre s’ouvre, vertigineux, que la justice s’emploie aujourd’hui à éclairer.
* Lire « Le Grêlé, le tueur était un flic », de Patricia Tourancheau, éd. Seuil, 2022.