Perdre sa moitié, son binôme, en un claquement de doigt. Le deuil impossible à faire. Un soir de novembre 2022, agenouillée sur le carrelage de sa salle de bain, penchée au-dessus du corps inanimé de son compagnon, Adeline essaie de réaliser un massage cardiaque. En vain. Le cœur de Yann a cessé de battre à la suite d’une crise cardiaque. Cette nuit, Adeline devient veuve… à 42 ans. « Sa mort était brutale et extrêmement violente pour moi. Quand c’est arrivé, les enfants dormaient… Je n’aurais jamais pu envisager qu’une telle chose arrive parce qu’il n’y avait pas eu d’alertes particulières… », se souvient-elle, la voix tremblante. Toutes les femmes touchées par le veuvage précoce ont été traversées par cette pensée un jour : ça n’arrive qu’aux autres.  

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Dans l’esprit commun, le veuvage est souvent associé aux personnes âgées. La mort sépare pourtant ceux qui s’aiment de 27 à 77 ans. Les personnes affectées par cette situation sont d’ailleurs invisibilisées dans le champ social. Selon l’Insee, 274 000 personnes en France auraient perdu leur moitié avant l’âge de 55 ans. Une proportion qui serait bien en-dessous de la réalité. De fait, la définition du veuvage par l’Insee se restreint à ceux dont le conjoint est décédé pendant le mariage et qui ne se sont pas remariés. Pour information, le veuvage précoce est davantage une affaire de femmes. En cause, leur espérance de vie qui s’oppose à la surmortalité masculine. Une exception démographique qui explique ce phénomène silencieux. 

Une vieillesse prématurée  

Jeune et veuve, une double peine ? Quand la faucheuse survient si tôt dans l’existence, la vie s’accélère et prend un tournant inattendu. « Qui peut envisager de préparer les funérailles de son conjoint à 42 ans ? », s’interroge Adeline. « J’ai l’impression d’avoir usé quatre ans de ma vie, en l’espace de sept mois. » Depuis que Yann est parti, cette responsable des ressources humaines dans une entreprise a vu ses conditions physiques s’amoindrir. « Depuis qu’il est mort, j’ai de plus en plus de problèmes de santé. Je suis épuisée mentalement par tout ce qu’implique le deuil », explique-t-elle. Un coup de vieux non seulement physique, mais aussi psychologique, donc.  

La mort emporte parfois avec elle les derniers restes d’insouciance de ces amoureuses endeuillées, à l’image d’Élodie, dont le compagnon est décédé d’un cancer du poumon. « J’avais 27 ans… J’étais à un âge charnière de la vie, celui auquel on est plutôt en train de la construire. Et brusquement, tout s’est arrêté », résume la jeune femme, désemparée. Jusqu’au bout, elle a accompagné l’homme de sa vie dans son combat contre la maladie. « Ma belle-famille s’est beaucoup reposée sur moi. Lorsqu’il est tombé dans le coma, c’est vers moi que les médecins se sont tournés pour savoir s’ils arrêtaient les soins. J’étais présente quand ils l’ont débranché. Je n’aurais jamais imaginé que je devrais prendre la décision de ne pas maintenir en vie l’homme que j’aimais. Ce jour a marqué la mort de mon innocence. » Perdre son amour raisonne ainsi comme une perte d’identité, une perte de position dans la société, une perte de ses projets, une perte de l’intime et de la vie de famille. 

Le deuil de l’être aimé ne ressemble à aucun autre parce qu’il provoque l’effondrement de toutes les composantes d’une existence. Un équilibre qui s’effondre brutalement tel un château de cartes, pourrait dire Marion, 35 ans. Elle aussi a accompagné l’homme qu’elle aimait dans la maladie pendant près de deux ans et demi. Mais, en novembre dernier, Christophe a succombé à un cancer de la glande parotide. Malgré la maladie qui prépare à l’issue fatale, la mort de l’autre est toujours un séisme imprévisible.  

Une tempête administrative et financière 

D’emblée, c’est une tempête qui n’en finit plus. Tout commence par les obsèques, puis s’en suit une « charge mentale administrative proprement hallucinante », selon Marion. « Du nom sur la carte grise jusqu’au changement de statut sur la CAF, en passant par les abonnements téléphoniques, on n’imagine pas le nombre de papiers à remplir, toutes ces choses qu’on doit réorganiser… Quand on perd son homme, on ne peut se raccrocher à rien », dit-elle. Un séisme émotionnel et administratif auquel les femmes font faces seules sans la reconnaissance de la société, ni l’appui des politiques publiques qui les excluent pour la plupart. La pension de réversion est réservée seulement aux femmes mariées âgées de plus de 55 ans.  

Dans le cas de Marion, la mort est arrivée trop vite pour avoir le temps de se dire « oui » pour la vie. « Six mois avant de partir, il a rédigé un testament pour me protéger, mais ça ne règle pas tout », affirme-t-elle. D’un point de vue financier, les derniers mois ont été très difficiles : les revenus de son compagnon représentaient les trois quart des ressources du foyer. D’autant que pour pouvoir accompagner Christophe dans son chemin de croix, Marion a cessé toute activité professionnelle. « Je n’avais plus de revenus. Ce n’est que très récemment que je suis revenue sur le marché du travail. En tant qu’indépendante, tout met énormément de temps à se remettre en place », déplore-t-elle. Heureusement, la maison où elle réside, dans le Var, appartenait à son conjoint et les frères et sœurs de ce dernier. Elle n’est donc pas contrainte de payer un loyer, même si elle devra partir un jour ou l’autre. Si la mort rebat les cartes d’un point de vue social, elle est aussi un incroyable perturbateur de l’intime.   

La fin d’un équilibre familial 

Sur la photo de famille, la mère est désormais le seul rempart. « Des questions m’ont assaillie rapidement, confie Marion. Je me suis demandé comment ferait ma fille si je mourrais à mon tour. Elle pourrait devenir complètement orpheline. Pour anticiper, j’ai pris des dispositions chez le notaire. » Du jour au lendemain, ces mères deviennent l’unique référent sur le plan éducatif et, même s’il est impossible de remplacer le père, la charge mentale est double. Un vide d’autant plus difficile à combler pour Adeline que son compagnon était extrêmement investi dans l’éducation des petits. « Il était même parent d’élèves », rappelle-t-elle. Le plus difficile désormais reste de garder une cohérence, en continuant d’offrir la même stabilité, les mêmes repères dont les enfants bénéficiaient avant le drame.  

« La première chose à laquelle j’ai pensé, ce sont mes enfants. Comment leur dire que leur père est décédé ? Comment les accompagner dans cette peine alors que je suis foudroyée ? »

Des repères rassurants pour accueillir pleinement leur peine, alors même qu’elles sont au fond du gouffre. « La première chose à laquelle j’ai pensé le soir où mon compagnon est mort, ce sont mes enfants. Comment leur dire que leur père est décédé ? Comment les accompagner dans cette peine alors que je suis foudroyée ? », se remémore Adeline. Sur les conseils de la psychologue de l’hôpital, elle a préféré faire simple : « Je leur ai juste dit que papa était mort ». Depuis cette annonce, elle entend tous les soirs son fils de six ans réclamer son père. « Leur chagrin est sans doute le plus dur à gérer. Je dois être forte pour eux, mais parfois je me laisse aller. Je leur montre qu’ils ont le droit d’être triste. » Un désespoir abyssal que les proches peinent à comprendre.   

Un rapport aux autres bouleversé 

Un fossé d’incompréhension isole en effet ces femmes. « Depuis que je suis veuve, j’ai la sensation que les gens ne sont plus forcément à l’aise à l’idée de me fréquenter. En me côtoyant, mon entourage est ramené à l’idée que tout peut arriver. C’est comme se confronter à son propre rapport à la mort. Je pense qu’ils n’ont pas envie qu’on leur tende ce miroir », analyse Marion. Élodie a fait le même constat. « On dirait qu’ils ont peur que ce soit contagieux ! », s’exclame-t-elle.

Les seules personnes susceptibles de comprendre ces femmes esseulées sont celles qui traversent le même drame. C'est ainsi que Les Petites Veuvries entre amies sont nées dans l'esprit de Sophie-Charlotte, à la mort de son mari en février 2020. Depuis, elle co-anime avec Caroline des vidéoconférences qui permettent aux femmes concernées de rompre la solitude et de partager leur vécu douloureux sans avoir peur d'être jugées. La perte de la dimension de couple implique par ailleurs le fait que la veuve soit subitement considérée comme une femme célibataire. « Est-ce que les autres femmes se sentent menacées ? », s’interroge Adeline. Absurde. La séparation est subie et non voulue. Sans compter sur le fait qu’il est trop tôt.  

« Je ne vais pas refaire ma vie, je vais juste la continuer. » 

« Quand est-ce que tu refais ta vie ? » Une question que redoutent toutes ces femmes. Elle est pourtant un incontournable des injonctions faites aux jeunes veuves. Les premières concernées ont souvent la même réponse incisive. « Je ne vais pas refaire ma vie, je vais juste la continuer. » Depuis novembre dernier, Marion a souvent entendu de la part de son entourage qu’elle était pile au bon âge pour entamer une deuxième vie. Des mots qui raisonnent douloureusement à ses oreilles : « J’ai l’impression qu’ils me disent que Christophe est mort au bon moment. » Même si elles ont bien conscience qu’une nouvelle personne sera sans doute amenée à rentrer dans leur vie un jour, toutes continuent de vivre avec l’être aimé à chaque instant, à travers ses affaires, son odeur… Toutes continuent de lui parler en se surprenant parfois à espérer qu’il revienne. 

S’ouvrir à un autre homme, c’est prendre le risque de le remplacer ou, pire, de l’oublier. « Je ne peux pas dire à une autre personne que je serai à moitié présente. Ça serait égoïste. L’amour ne se divise pas, il se multiplie. Pour l’instant, je ne suis pas encore capable de le multiplier : il est encore unique à mes yeux », souffle Élodie. Elle ajoute : « Le poids des fantômes ne doit pas peser sur l’autre. Je n’ai pas envie de faire rentrer une personne dans ma vie pour qu’elle soit la troisième personne dans le lit, dans la voiture, le canapé… » Devant ce constat, il reste un impératif : apprivoiser la solitude imposée et ce silence assourdissant. « Être seule est quelque chose de compliqué et en même temps c’est aussi une expérience pleine d’enseignements. Cette épreuve a changé ma façon d’être en vie », philosophe Élodie, pensive.