" VENDREDI ou les Limbes du Pacifique ", de Michel Tournier

ON sait l'intérêt qu'il y avait, dans le premier tiers du XVIIIe siècle, à être Persan ou à débarquer, en provenance du ciel, sur la planète Terre : on pouvait s'étonner de tout, dans une feinte innocence, des idées, des opinions, des conduites, des mœurs les mieux admises. C'était un regard neuf jeté, sur la condition humaine, le train du monde - et la possibilité d'une réflexion originale, descriptive et critique. Robinson Crusoé est bien de frère du Persan de Montesquieu, de l'habitant de Sirius, à la différence qu'il est placé à distance quand les deux autres, soudain plongés en Occident, ont aboli cette distance. Le processus, même s'il est inversé avec Crusoé, reste le même, car il aboutit à la trouvaille d'un lieu Idéal (ici la civilisation, là son contraire : une île déserte), observatoire où l'on remet en question l'aventure de l'homme.

En écrivant Vendredi ou les Limbes du Pacifique (1), son premier roman, Michel Tournier, quarante-trois ans, n'a emprunté à son prédécesseur illustre, Daniel Defœ, que l'idée du livre, le sujet, le cadre, les personnages. Les thèmes, d'un romancier à l'autre, n'ont rien de commua] Le Robinson de Defœ, par exemple, était asexué. Celui de Michel Tournier vit une véritable frénésie érotique, qui contribuera beaucoup à faire de lui un " homme nouveau ". Il y a là de belles pages, vivement et lyriquement imaginées, souvent baroques et dévergondées. Elles contrastent avec d'autres passages où nous découvrons un romancier passionné de philosophie, de sciences humaines, de sciences exactes et de techniques, comme le montre un vocabulaire dont la richesse séduit.

De la préhistoire à l'histoire

Qu'est-ce qui fascine dans l'aventure de Robinson Crusoé, drame exemplaire de la solitude ? Qu'elle soit un raccourci de l'aventure de l'humanité, vécue en trente ans, par un " orphelin de l'humanité " (justement). Quand le Robinson de Michel Tournier aborde l'île, qu'il appellera d'abord île de la Désolation (plus tard, c'est Speranza), il s'abandonne au désespoir. Passent les jours, les nuits, qu'il ne compte pas. C'est la préhistoire : sans repères, sans dates. Sans le temps. " Entre cette date et le premier jour qu'il marqua d'une encoche sur un fût de pin mort s'insérait une durée indéterminée, indéfinissable, pleine de ténèbres et de sanglots, de telle sorte que Robinson se trouvait coupé du calendrier des hommes, comme il était séparé d'eux par les eaux, et réduit à vivre sur un îlot de temps, comme sur une île dans l'espace. " Puis Robinson fabrique une clepsydre, entre dans l'histoire, traverse le Moyen Age et, un après-midi, avec des colorants, fabrique une encre. C'est la découverte pour lui et pour nous de l'imprimerie. C'est la Renaissance. Désormais, il tiendra un journal, son " log-book ". Entre temps, il sera passé du stade de la cueillette et de la chasse à celui de l'agriculture et de l'élevage. Le voici enfin dans la société capitaliste et, ses greniers gorgés de nourriture, face au problème de " l'inflation des biens de consommation " (!) Vendredi ou les Limbes du Pacifique est aussi un livre plein d'humour.

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