« Quand mon doigt par mégarde… » commençait à confier le personnage principal des Souffrance du jeune Werther, roman de Goethe, en évoquant l’effet que lui provoquait le contact physique de son index contre celui de sa bien-aimée. Aujourd’hui, « quand mon doigt par mégarde » pourrait évoquer l’erreur fatale du stalker. « Quand mon doigt par mégarde appuie sur j’aime alors que j’avais remonté le feed Instagram de mon crush jusqu’à avril 2014. » Moins littéraire, mais définitivement réaliste. Le frisson d’angoisse remplacerait alors celui de l’extase du héros de Goethe.
Si ce personnage est cité par Barthes dans Fragments d’un discours amoureux, le second cas de l’amoureux en ligne est celui sur lequel se penche, entre autres, Christine Détrez dans son livre Crush, Fragments du nouveau discours amoureux. Les temps ont changé, l’usage de nos doigts et nos sentiments avec. « Nos pratiques amoureuses sont culturelles », soutient la sociologue et professeure à l’ENS de Lyon. Pour explorer ces mutations sentimentales, la chercheuse s’est concentrée sur le terme « crush », un mot qui, pour elle, englobe toute une série de questions contemporaines vis-à-vis de l’amour.
Aux origines du crush
Entré dans Le Petit Robert en 2024 après avoir envahi les réseaux sociaux et cours d’école, le terme « crush » est moins jeune que ce qu’il laisse paraitre. George et Ira Gerswhin avait déjà composé dans les années 20 leur standard « I’ve got a crush on you » chanté ensuite par Frank Sinatra, Ella Fitzgerald ou Barbara Streisand au long du siècle dernier. Christine Détrez remonte au-delà du jazz pour trouver l’origine de ce terme qui l’a fascinée. Dans son enquête publiée aux éditions Flammarion, elle situe les premières occurrences de ce mot au XIVe siècle, probablement dérivé du verbe de l’ancien français « croissir » (Cocorico !).
l faut ensuite atteindre la fin du XIXe siècle pour que celui-ci prenne un tournant plus romantique. Dans les universités de femmes qui commencent à fleurir Outre-Atlantique, ce terme désigne alors l’admiration que portent les jeunes étudiantes à leurs semblables plus âgées, « c’est assez encouragé car cela constitue une façon de socialiser » explique la sociologue. Mais ces jeunes femmes risquent, une fois leurs études finies, de ne pas faire le choix de se marier et de fonder un foyer. « On transforme alors le crush en pathologie, avec l’idée que c’est du lesbianisme, un vice contre lequel il faut lutter » développe la chercheuse. Elle cite à l’appui un article d’Harper’s Bazaar de 1913 où l’on conseille aux mères de surveiller le moindre symptôme de « crushitis » naissant chez leurs filles. « Aujourd’hui, on a une forme de revanche du crush où le mot a été repris par les séries queers, comme Heartstopper », pointe-t-elle.