Le visage avant Levinas
Avec la fin, presque totale, du port obligatoire du masque, le visage a fait son grand retour dans l’espace public. Et avec lui, la référence au philosophe Emmanuel Levinas, qui en a fait le concept clef de sa pensée. « Fin du masque obligatoire. Je table sur quelques bonnes dizaines de citations du concept de visage chez Levinas », twittait malicieusement la philosophe Noémie Issan. Et si, pour changer, on allait voir du côté des autres penseurs qui ont fait du visage une notion fondamentale ? Tour d’horizon avec Nicolas Berdiaev, Paul Florensky et Franz Rosenzweig.
Nicolas Berdiaev / L’expression du mystère de l’existence
Né à Kiev en 1874, émigré en France à partir de 1924, Nicolas Berdiaev a développé une philosophie du visage indépendante de celle de Levinas, mais qui en reste très proche dans l’esprit. Dans Cinq Méditations sur l’existence (1936), il présente le visage comme l’expression de la singularité radicale de l’homme : « Rien n’est plus significatif, ne rend sensible le mystère de l’existence, que le visage humain. Le problème de la personne est lié en premier lieu au problème du visage. Le visage se présente toujours comme quelque chose qui rompt et interrompt le monde objectivé, comme un rayon échappé du monde mystérieux de l’existence humaine » – là où la photographie, au contraire, « objective » le visage et le « soustrait à sa véritable existence ». C’est par l’entremise de ce visage, par la présence vivante, que nous entrons seulement en relation avec l’autre. « C’est avant tout grâce au visage que la personne entre en communion avec la personne. La perception du visage ne ressemble aucunement à la perception d’un phénomène physique. » Le visage ouvre sur un au-delà de la matière : il est « pénétration dans l’âme et dans l’esprit ». L’homme dé-visagé par le regard objectivant se décompose en différentes parties de son corps ; en-visagé, il est au contraire reconduit à l’unité de sa personne : « Le visage est le témoignage que l’homme est un être intégral, et non pas dédoublé en chair et esprit, âme et corps. » Le visage est en somme « pure manifestation de l’existence ».
Paul Florensky / Entre la face et le masque
Le visage (litso en russe) est, pour Paul Florensky, philosophe et théologien orthodoxe né en 1882 et mort en 1937, le terme intermédiaire entre la face (lik) et le masque (ličina), selon une tripartition qu’il développe dans L’Iconoclaste. Le visage est, à peu de choses près, synonyme de phénomène : il est ce qui se donne dans la lumière d’une manifestation, ce qui apparaît dans l’espace et le temps et s’offre à l’analyse. Mais précisément, le visage ne se réduit pas à cette manifestation. Il annonce la face, c’est-à-dire « l’être spirituel manifesté » de la personne. Il ouvre à « la manifestation dans toute sa pureté de la forme spirituelle, une fois dégagée de toutes les couches et enveloppes déposées par le temps, de toute l’écale, de tout ce qui, à demi-mort, masquait ses lignes savantes et pures ». Ce rayonnement de la face, l’homme indique son appartenance au divin : « La face est la ressemblance de Dieu réalisée dans le visage. […] Ceux dont le visage a été transformé en face proclament sans paroles, mais rien que par leur aspect, les mystères du monde invisible. » Le visage, cependant, est ambigu : il peut aussi dégénérer, emprisonner l’homme entre ses contours, ses traits matériels, et faire obstacle à âme. Il devient, alors, masque : « Visage du visage ».
Franz Rosenzweig / Une illumination divine
C’est dans l’horizon du judaïsme que Franz Rosenzweig – philosophe juif allemand, mort en 1929 à 42 ans seulement, qui inspira profondément Levinas – développe sa propre compréhension du visage. Si le judaïsme, en effet, prohibe les représentations de Dieu, l’Ancien Testament mentionne souvent la face de Dieu. Cette face, bien entendu, ne se voit pas : elle est d’abord une figure, celle de l’« étoile », comme le développe le philosophe dans L’Étoile de la rédemption (1921) : « Ce qui est éternel avait pris figure dans la vérité. Et la vérité n’est rien d’autre que le visage de cette figure. […] La vérité ne peut pas du tout être exprimée autrement. […] Cette lumière de la face divine est seule la vérité. Ce n’est pas une figure qui flotte librement pour soi, c’est uniquement le visage de Dieu qui s’illumine. » Et qui irradie dans le visage de l’homme, des hommes. « L’Étoile de la Rédemption est devenue visage qui me regarde et à partir duquel je regarde. » Nous faisons face à Dieu pour autant qu’il illumine notre face. « Que Iavhé fasse briller sa face sur toi », dit la Bible. Et Rosenzweig de décrire les deux triangles qui forment la figure étoilée. D’abord, un « premier triangle élémentaire, formé par le milieu du front, point dominant de tout le visage, et par le milieu des joues ». Le second, ensuite, entre « les yeux et la bouche », qui « donne vie au masque figé du premier » triangle. La vie du visage « tourne autour des yeux et rayonne », et se ramasse dans la bouche, laquelle « accomplit et consomme toute expression du le visage est capable ». « C’est dans les yeux que brille l’éternel visage, c’est de la bouche que l’homme vit. »
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