L’utilisation massive des gaz lacrymogènes pour réprimer les foules est alarmante : aspergés en grande quantité, de manière répétée, ou dans des milieux confinés, ils se révèlent dangereux comme le montrent plusieurs études scientifiques.
- Cet article est le deuxième d’une enquête en trois volets sur l’impact des gaz lacrymogènes sur la santé. Pour lire le premier, c’est ici.
Venue à Paris pour le premier anniversaire des Gilets jaunes, Nelly a connu un lendemain de fête douloureux. Diarrhées, nausées, vomissements, grosse fatigue, perte d’appétit, mal de tête… « J’ai perdu trois kilos », a-t-elle expliqué à Reporterre quelques jours après la manifestation du 16 novembre dernier. Nelly s’est retrouvée malgré elle nassée place d’Italie. « On a essuyé 2 h 30 de tirs nourris de lacrymos, Flash-Ball, grenades explosives… Tout le monde crachait, pleurait, raconte la jeune retraitée. C’est la première fois que j’étais exposée à autant de gaz, aussi concentrés, car il n’y avait pas de vent et les fumées sont restées stationnaires », poursuit-elle. Le résultat, son médecin l’a constaté à son retour chez elle, près d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). Il lui a fourni un certificat médical et prescrit une batterie d’analyses pour vérifier son état de santé général. Dix jours plus tard, elle était toujours affaiblie et les maux de ventre persistaient.
Comme Reporterre l’a constaté au travers de multiples témoignages — auxquels nous avons consacré le premier volet de notre enquête — les gaz lacrymogènes ne provoquent pas que des pleurs et une irritation passagère. Les symptômes constatés chez les Gilets jaunes interrogés sont très divers : allergies, maladies des bronches et des poumons, fatigue extrême, troubles digestifs voire perturbation du cycle menstruel. Pour certains, les effets d’une exposition aux gaz lacrymogènes durent plus d’un mois. Une manifestante a même été hospitalisée.
Les gaz lacrymogènes ont été adoptés pour contrôler les foules, notamment dans les empires coloniaux
Le gaz lacrymogène a été utilisé pour la première fois pendant la Première Guerre mondiale. L’historienne Anna Feigenbaum démontre, dans sa Petite histoire du gaz lacrymogène (éd. Libertalia, 2019) [1] que ce dernier a été promu auprès des gouvernements dès les années 1920 et qu’il a été « assimilé non plus à une arme toxique, mais à un moyen inoffensif de préserver l’ordre public ». Il a peu a peu été adopté pour contrôler les foules, en particulier dans les empires coloniaux, ou ensuite pendant la guerre du Vietnam par les États-Unis pour déloger les Viêt-congs des tunnels.
Il est classé parmi les armes chimiques dites « non létales » et désormais interdit dans un cadre militaire par la Convention de Genève de 1993, mais on peut cependant continuer de l’utiliser dans un cadre civil. La substance active choisie par la France est la molécule CS (2-chlorobenzylidène malonitrile). Celle-ci a été découverte en 1928 par deux chimistes britanniques. La très grande marge entre la dose à partir de laquelle elle est irritante et celle à laquelle elle s’avère létale pourrait la faire passer pour inoffensive. Pourtant, son utilisation massive afin de réprimer les foules pose question. Utilisés en grande quantité, de manière répétée, ou dans des milieux confinés, les gaz lacrymogènes peuvent se révéler dangereux et parfois mortels.
L’ONG étasunienne Physicians for Human Rights (Médecins pour les droits humains) avait recensé, en mars 2012, 34 morts en lien avec l’usage des gaz lacrymogènes, depuis le début du soulèvement populaire survenu un an plus tôt au Bahrein. Beaucoup étaient dus à la pénétration des gaz dans les habitations des quartiers abondamment arrosés. Parmi les grenades utilisées, certaines étaient probablement exportées par la France, avec autorisation du gouvernement. À la même période, un documentaire étasunien dénonçait les exportations de grenades au gaz CS vers l’Égypte, déversées chaque jour sur les manifestants lors de la révolution de 2011. Des médecins y rapportaient plusieurs cas de décès attribués aux gaz lacrymogènes.
En 2017, une étude de l’université de Berkeley s’intéressait à leur usage, jusqu’à plusieurs fois par semaine, dans les camps de réfugiés palestiniens. Parmi les conséquences rapportées : crises d’épilepsie, avortements spontanés, fausses couches, problèmes de sommeil, stress aigu et syndromes de stress post-traumatique.
En octobre dernier, des scientifiques de Hong-Kong s’inquiétaient de l’emploi de « plus de 3.000 cartouches » de gaz lacrymogène CS contre les manifestants pro-démocratie, dans un court article publié dans The Lancet. « Dans l’environnement humide subtropical de Hong-Kong, le déploiement de gaz lacrymogènes dans des espaces clos et des stations de métro très fréquentées, à proximité de centres commerciaux, peut exposer les gens à de très fortes concentrations de gaz lacrymogènes pendant un temps prolongé », écrivaient-ils.
« De nombreux rapports indiquent que l’utilisation et le mauvais usage de ces produits chimiques peuvent causer des blessures graves »
Toute une littérature scientifique vient ainsi documenter des cas de patients malades des gaz lacrymogènes, parfois même des décès. Un article de 2017, paru dans la revue BMC Public Health, compile 31 études de 11 pays documentant des dommages causés par des gaz lacrymogènes sur des manifestants. « De nombreux rapports indiquent que l’utilisation et le mauvais usage de ces produits chimiques peuvent causer des blessures graves », indiquent les auteurs. Sur plus de 5.000 cas, ils relèvent notamment deux morts (un pour des problèmes pulmonaires et un dû à l’impact de la grenade). 58 cas « d’incapacité permanente » sont aussi signalés, dont 14 personnes avec des symptômes psychiatriques persistants, et 23 avec des problèmes respiratoires chroniques. 8 % des problèmes de santé documentés « étaient sévères et ont nécessité une intervention médicale professionnelle », indiquent-ils encore. « Nos recherches démontrent qu’il y a un sévère risque de mauvais usage » des armes chimiques en manifestation, concluent-ils. « Elles peuvent potentiellement porter atteinte aux libertés en causant des blessures, en intimidant les communautés et en menant à une escalade de la violence. »