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De l'un au multiple

 | 
Viviane Alleton
, 
Michael Lackner

III. Le traducteur parle

Traduction terminable et interminable

Terminable and interminable translation

Jacques Dars

Résumé

Literary translation has much in common with analysis: the labour of deciphering and recoding, the duration, the pains and surprises, the intellectual enjoyment and, finally, the always problematic achievement. As a scrupulous, perhaps desperate attempt to transpose a literary work while preserving the multiple idiosyncracies of the original, literary translation becomes infinitely perfectible or, if one wishes, prone to an infinite number of reprises.
In the face of a text transporting a multitude of meanings, apparent or hid-den, the translator has to confront three problems. The first is immediate comprehension which in the case of written Chinese can represent considerable difficulties due to the succinct, hermetic and sometimes ambiguous character of the texts and the peculiar, highly reduced structure of the language and the script. For the same reasons, translations, at least from classical Chinese, can-not avoid visual pauperization and spatial inflation. The second problem is the tissue of secondary meanings reflecting the manifold layers of culture, i.e., all elements of a text which one may englobe under the heading of “style”. In order to trace the enormous mass of citations and allusions the Chinese language has accumulated over the many centuries of its written culture, the translator has to undertake a scrupulously detailed analysis and must be receptive towards the specific tint of the language. The third problem concerns the historical, social and literary circumstances under which the text was written. Ideally the translator, of prose as much as of poetry, should also be wary and aware of everything beneath the surface of the phrases, or, in other words, be sensitive to what Barthes has called the “layeredness of discourse” (feuilleté du discours).
In the “final” version of the text, one should try to take all these factors into account. However, a historical survey of translations of the titles of Chinese works translated into European languages reveals that no translator has achieved more than an approximation, and no translation had more than temporal validity. Even if individual translators, like painters, may at one point feel that they are unable to improve on their work, the idea of a “definite” version of a text, and likewise the idea of a terminable translation, must remain illusive.

Texte intégral

1Si j’ai eu l’impudence de paraphraser le titre d’un célèbre article de Sigmund Freud (« Die endliche und die unendliche Analyse », datant de 1937, et d’ailleurs assez récemment traduit « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin »), c’est que traduction et analyse me semblent présenter, par leur labeur de déchiffrement et de recodage, leur durée, leurs résistances et leurs surprises, leurs joies pour l’intellect, et enfin par leur toujours problématique achèvement, pour ne rien dire du transfert écrivain-traducteur, beaucoup de similitudes.

2La traduction, chacun peut le constater, nous est devenue aussi banale et vitale que la respiration.

3Prenons un exemple trivial : j’achète une perceuse allemande (portant l’inscription Hecho in México), et voici se dévider en accordéon un mode d’emploi en une vingtaine de langues. Ma curiosité linguistique, immanquablement piquée, est presque immanquablement déçue, car ce type de traduction, calque mécanique, machinal, voire machinique – comme si un dictionnaire, conseillé en sourdine par quelque ordinateur, avait accompli seul un travail aléatoire et idiot – n’est qu’un sabir à peine utilisable, parfois à peine intelligible.

4La traduction n’est dans ce cas – l’expression est fort congrue – « ni faite ni à faire » ; en d’autres termes, elle n’est ni terminable ni interminable, mais simplement minable.

5Or la traduction littéraire, qui seule nous intéresse ici, apparaît identique dans son but et dans ses moyens. Pourtant, elle est autre chose. Je caractériserais volontiers sa différence essentielle en reprenant un propos de Barthes [1984a] sur la littérature, et en disant qu’elle pourrait « se définir comme l’ensemble des cas insolubles offerts à la machine ».

6Elle est une tentative scrupuleuse, peut-être désespérée, de transposer ou de restituer une œuvre littéraire avec le souci de maintenir le plus possible des idiosyncrasies multiples, notamment esthétiques, de l’original ; ce qui la rend indéfiniment perfectible, ou si l’on est d’humeur sombre, indéfiniment à reprendre.

7De cet élément esthétique ou artistique découle sans doute ce phénomène curieux qu’il n’y a, malgré le grand nombre des langues et des pratiquants, ni critères a priori ni règles du jeu, juste à la rigueur un vague accord sur quelques principes (ne pas trahir, etc.). On s’en remet, à tort ou à raison, à la conscience professionnelle, ou à la conscience tout court, du traducteur, ou du prétendu traducteur. Si cette anarchie permet tous les abus, elle offre aussi une liberté certes périlleuse mais merveilleuse !

8Face à un texte littéraire, on peut d’emblée se poser, et poser, des questions innombrables, mais en tout cas deux questions de principe :

  • pourquoi traduire quelque chose d’unique et d’intransmissible ?

  • et si l’on passe outre, comment traduire ?

9Pourquoi traduire ? Nous baignons, et c’est heureux, dans des traductions de langues diverses, et elles ne cessent de se multiplier : car là aussi nous consommons en permanence, et nous consommons notamment d’autres cultures et leurs œuvres. Ces apports constants sont la plus belle ouverture sur l’altérité, un enrichissement permanent de notre littérature, et, par le jeu des différences et des interactions, le plus sûr garant de notre propre originalité.

10Traduire est à cet égard une composante essentielle et indispensable d’une plus vaste science de la culture, ou des cultures, encore en gestation.

11Comment traduire ? Le texte véhicule quantité de signifiants divers : une multitude de sens apparents ou cachés en irradie. Face au texte, le traducteur peut se demander :

  • qu’est-ce que cela veut dire ?

  • comment cela fonctionne-t-il ?

  • comment est-ce élaboré ?

12Le premier problème est celui de la compréhension immédiate, qui – je ne pense pas être contredit –, dans le cas de la langue chinoise écrite, peut présenter des difficultés considérables en raison du caractère succinct, hermétique, parfois ambigu des textes, et de la structure très particulière de cette langue où les balises sont réduites au minimum, ce qui implique une jonglerie intellectuelle très spéciale. Du fait de l’originalité du système linguistique et (idéo)graphique chinois, traduire du chinois, surtout du classique, représente à la fois (sauf, partiellement, quand on traduit en japonais et qu’on y transfère certains idéogrammes) un appauvrissement visuel et une inflation spatiale : traduire signifie ici s’amputer de ce foisonnement visuel, réduire une surabondance symbolique à une langue alphabétique ; en même temps, rendre un mot chinois par un mot français, et pas davantage, tient de la gageure.

13Comment cela fonctionne-t-il ? En supposant résolus les problèmes de compréhension littérale, on est confronté à un réseau de significations secondes, évidentes ou latentes, car « le texte est un tissu de citations, issu des mille foyers de la culture », comme dit encore Barthes [1984b].

14Elles impliquent une analyse fine et, s’il est possible, le repérage exhaustif des citations, des allusions, des connotations, des emprunts, des relais et glissements de sens, des codes de référence et de figures, de la qualité du flux de l’énoncé – bref, de tous les éléments pertinents d’un texte, et de tout ce qu’on pourrait englober brièvement sous le nom de « style ».

15Le chinois, tout spécialement, charrie une masse énorme de citations et d’allusions, alluvions accumulées durant tant de siècles de culture écrite : il faut déjà les repérer, s’y repérer (même les Japonais, et même les Chinois tirent la langue), avant d’espérer pouvoir les rendre peu ou prou. Il faut donc veiller scrupuleusement au détail, être réceptif à ce très spécifique « bruissement de la langue ».

16Ce problème rejoint le troisième : comment est-ce élaboré (écrit) ?

17« Une société parle, et elle est société parce qu’elle se parle », nous rappelle Benveniste. Il faut donc, il faudrait idéalement avoir conscience, et connaissance, des concomitances historiques, sociales et littéraires (choix d’un lexique, d’un vocabulaire, d’une rhétorique déterminés, part de tradition et d’innovation) et de tout ce qui est sous-jacent à l’énoncé, en prose ou en poésie.

18C’est là ce que Barthes [1984c] a appelé le « feuilleté du discours » : le texte, dit-il, est à voir, et c’est sans doute ce qui nous fait pleurer, « sous les espèces d’un oignon, agencement superposé de pelures (de niveaux, de systèmes), dont le volume ne comporte finalement aucun cœur, aucun noyau, aucun secret, aucun principe irréductible, sinon l’infini même de ses enveloppes – qui n’enveloppent rien d’autre que l’ensemble même de ses surfaces ».

19[Je n’aborde pas, car elle est au-dessus de mes forces (j’indique par exemple pour mémoire des données-assommoirs et pourtant fragmentaires : 50 000 poèmes et 2 300 auteurs pour la seule période Tang), la question de la poésie chinoise, qui par sa prégnance semble accroître à l’infini toute la problématique précédente ; du point de vue des traductions, je dirai, peut-être abusivement et quitte à déclencher des échauffourées, que je préfère certaines pages dues à des poètes ignorant le chinois (je pense à Michaux, à Claude Roy) à celles de sinologues ignorant la poésie (je ne dirai pas à qui je pense).]

20Le simple énoncé de toutes ces tâches et embûches, équivalant aux fameuses « résistances » analytiques, de ces inconnues donne la migraine. Pourtant, leur portée théorique et pratique est immense, car, comme a dit Borges : « Aucun problème n’est aussi consubstantiel aux lettres et à leur modeste mystère que celui que propose une traduction », ... labeur qu’il voit comme un « long tirage au sort expérimental d’omissions et d’emphases... »

21De cette nébuleuse de facteurs et de détails, il faudra tenter de rendre compte dans la version qu’on n’ose appeler « finale » ; c’est précisément cette complexité, à la fois soumise et souveraine (soumise à l’énoncé original, souveraine dans le choix de ses moyens et artifices), qui fait de l’exercice patient de la traduction (« servitude volontaire » selon Goethe, où l’on « recrée en soi ce qu’un autre a senti et exprimé ») une forme, ou un substitut, de l’écriture. Et à Yourcenar déclarant laconiquement : « On traduit toujours », répondra un jour Kristeva : « Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur. » J’ajouterai un seul mot : réciproquement !

22Il va sans dire que dans cette entreprise parfois masochiste entre quand même en jeu un puissant élément de plaisir – faisant appel à l’intelligence et à « l’oreille interne » – auquel le plaisir du lecteur risque fort d’être proportionnel. Moments de grâce dont les composantes heuristiques s’appellent exactitude, ajustage, mais aussi équilibre, nuances, et une sorte de dosage subtil et musical, qui tous concourent à la mise au point d’une chambre d’écho...

23Mais quittons la théorie pour la pratique et quelques exemples.

24C’est d’un œil à la fois tolérant et sourcilleux que j’aimerais maintenant examiner avec vous quelques traductions, pour voir ce que l’on peut faire, ne pas faire, et éventuellement refaire.

25Il m’a semblé commode, puisque chacun les a présents à l’esprit, d’examiner tout simplement les titres d’œuvres littéraires chinoises bien connues. A y regarder d’un peu près, maintes versions semblent, me semblent notoirement améliorables, et plusieurs, notoirement non améliorables : soit que, négativement, le cas paraisse sans remède, soit que positivement, on ait atteint un sommet.

26Commençons par les grands romans : Shuihuzhuan, Jinpingmei, etc. Shuihuzhuan a été traduit tantôt de façon littérale et malheureusement assez plate : Water Margin (dans la version de Jackson, 1937), Recnye zavodi dans la version russe de Rogaceva (1955) ainsi que dans des extraits traduits en 1969 par Lisica et Serebriakov, Vizparti történet dans la version hongroise en 71 chapitres de B. Csongor (1977b) ; enfin, et j’ai trop attendu pour me jeter la pierre, Au bord de l’eau dans la version française de 1978 : j’avoue que cette platitude fut une solution de repli, car j’avais, bien sûr, songé à brigands/bandits/insurgés/rebelles/des paluds/ des monts Liang... sans rien trouver de satisfaisant. Force fut, ou plutôt force me fut de me rabattre sur la littéralité (qui est aussi, après tout, un impératif), bien que « au bord de l’eau » évoquât en français plutôt les guinguettes ou les impressionnistes que l’univers belliqueux des bravi des monts Liang.

27Mais d’autres traducteurs, ont fait, eux, le choix d’un titre plus imagé ou tenant davantage compte de l’esprit de l’œuvre : All Men Are Brothers (d’après un dicton qui revient souvent dans le roman) dans la célèbre version de Pearl Buck (1937). Die Räuber vom Liang Shan Moor, dans la version allemande de Franz Kuhn (1953), fera école. Suivront Die Räuber vom Liangshan dans la version de Joh. Herzfeldt (1969) ; Berättelser fran träskmarkerne dans la version suédoise en 70 chapitres de G. Malmqvist (1977a).

28J’ai gardé ce qui me semble le meilleur pour la fin : Outlaws of the Marsh dans la version de Sydney Shapiro (Pékin, 1980). Là, tout est superbement dit dans le minimum de mots. Shapiro avait d’abord trouvé, dans une première version partielle Heroes of the Marshes : on voit quel progrès marque le titre définitif ! Dans le même esprit, Cyril Birch, qui traduisit remarquablement les trois chapitres relatifs au convoi d’anniversaire, avait intitulé le roman The Men of the Marshes, déjà très bon.

29Le Jinpingmei présente un problème quasiment insoluble, puisque le titre reprend les noms de personnages du roman. En conséquence, les traducteurs (Kuhn, Egerton, les frères Kibat) se sont prudemment contentés de reprendre tels quels les mots chinois. Seul André Lévy eut le courage de le sous-titrer par une équivalence en jeu de mots : Fleur en Fiole d’Or, et je ne pense pas faillir à l’amitié en disant que cette « fiole » est un pis-aller.

30Pour le Xiyouji, c’est Arthur Waley qui trouva Monkey pour sa version (1942) tronquée mais si fameuse qu’elle sera à son tour traduite en d’autres langues occidentales (en français, par G. Deniker, ce sera Le singe pèlerin, ou le pèlerinage d’Occident, parfait exemple de ce qu’il ne faut pas faire : on ne peut tout dire à la fois, et traduire, c’est choisir... En allemand, une retraduction, publiée à Zurich en 1947, deviendra même Monkeys Pilgerfahrt !)

31Mais dès 1951 paraît en français la version méritoire, en 100 chapitres, de Louis Avenol, baptisée Si Yeou Ki ou le Voyage en Occident. Même son de cloche, c’est le cas de le dire, en russe, chez Rogacev et Kolokolov avec Putichestvye na zapad, et en anglais avec Anthony Yu (The Journey to the West, 1983) puis avec le chef-d’œuvre de Jenner (1986), qui gagne un mot : Journey to the West.

32Les autres traductions précisent Die Pilgerfahrt nach dem Westen (Joh. Herzfeldt, 1962), Pilgrimage to the West (Yang Xianyi et Gladys Yang, extraits). André Lévy, seul, dépassera l’alternative voyage/pèlerinage, avec La pérégrination vers l’Ouest (1991), fameuse trouvaille pour la beauté du mot comme pour le sens, qui implique voyage lointain et pèlerinage.

33Le Hongloumeng a de quoi occuper les traducteurs, étant donné que « pavillon rouge » indique « habitation des jeunes filles ». Mais une double et nostalgique signification est à lire dans le titre : celle de splendeurs passées comme en songe, comme un songe, et celle d’un rêve, ou d’une rêverie aux charmantes damoiselles connues et aimées de l’auteur durant sa jeunesse.

34Franz Kuhn, qui fut là encore pionnier, rendit bravement le titre par Der Traum der roten Kammer, et son travail eut un tel succès que les trois syllabes Hongloumeng devinrent elles-mêmes célèbres.

35La version de Yang Xianyi et Gladys Yang s’appelle A Dream in Red Mansions (A dream étant évidemment plus rêveur, plus intemporel, plus anglais).

36La traduction de Li Tche-houa s’appelle assez pauvrement Le rêve dans le pavillon rouge. On a même proposé aussi pauvre et plus laid : Le songe au gynécée. J’aurais préféré, et ce ne serait qu’un premier pas, Le songe aux pavillons rouges.

37Quant à la magistrale version anglaise de Hawkes, elle choisit de s’intituler The Story of the Stone, variante habile et inattendue correspondant à la variante chinoise, Shitouji.

38Pour le Rulin waishi, Tchang Fou-jouei rendit habilement le titre par Chronique indiscrète des mandarins : une réussite qui d’emblée en dit long, mais où, P. Will l’a fait remarquer, chronique indiscrète est plus réussi que des mandarins, car il s’agit bien d’une « forêt de lettrés » (comme il y a celle des Pinceaux), voire d’une jungle.

39La version anglaise des infatigables Yang Xianyi et Gladys Yang s’intitule The Scholars, ce qui est un habile parti pris.

40N’omettons pas de faire une place sulfureuse au Rouputuan, traduit en français La chair comme tapis de prière : il me semble que La chair, tapis de prière aurait bien suffi, voire Le tapis de prière charnel, ce qui correspond d’ailleurs à la version anglaise de Hanan : The Carnal Prayer Mat.

41Fusheng liuji de Shen Fu a été rendu avec un égal bonheur par Six récits au fil inconstant des jours (Ryckmans) ou Récits d’une vie fugitive (Reclus) ; dans la version anglaise de Pratt et Chiang Suhui (1979), cela donne Six Records of a Floating Life, et dans celle de Lin Yutang, Six Chapters of a Floating Life. Mais je note que ne nous sont parvenus, en réalité, que quatre récits.

42Toujours de Ryckmans, et très inspiré, Yecao de Lu Xun, devient La mauvaise herbe.

43L’ouvrage étonnant de Li Ruzhen, Jinghuayuan, a été rendu en anglais par Flowers in the Mirror. C’est décidément indigent...

44De Liu E, Laocan youji, d’abord traduit par Cheng Tcheng L’odyssée de Lao-ts’an, deviendra, vingt ans plus tard et un peu par ma faute, Pérégrinations d’un clochard. Encore un expédient, en attendant l’idée salvatrice...

45Le Niehaihua de Zeng Pu est traduit par I. Bijon Fleur sur l’océan des péchés – et l’on aurait pu préférer « Fleur sur un océan de péchés ».

46L’ouvrage de Shen Gua, le grand savant des Song, Mengqi bitan (du nom d’un jardin qu’il avait plusieurs fois vu en rêve avant de l’acheter, et où il s’établit dans la solitude) est traduit communément Notes du ruisseau des rêves, alors qu’on pourrait à tout le moins dire « du ruisseau de rêve » (c’est-à-dire correspondant à une image rêvée, ou à une sorte d’idéal), et qu’on pourrait même oser Soliloques au ruisseau de mes rêves, puisqu’à cette époque, écrit-il, « il ne parlait qu’à son pinceau ».

47On est parfois contraint de gloser : le Qianshu de Tang Zhen sera sous la plume de J. Gernet Écrits d’un sage encore inconnu (par opposition au Qianshu de Li Zhi, Le livre à cacher, pendant du Fenshu, ou Livre à brûler).

48De même, j’ai cru pouvoir traduire les principales relations de voyages de Xu Xiake par Randonnées aux sites sublimes (sublimes parce que c’est la quintessence littéraire de ses récits de voyages ; randonnées avec la connotation de voyage spirituel, selon Granet) alors que le chinois dit (trop ?) simplement youji.

49Quant au Liaozhai zhiyi de Pu Songling, chronologiquement, c’est Giles qui le premier en traduisit l’essentiel sous le titre Strange Stories from a Chinese Studio ; depuis, on s’en donne à cœur joie, et nous avons eu droit au Contes du pavillon du loisir, du studio Liao, et autres fariboles, loin d’être terminées.

50Le désir de rendre compte de la totalité d’un titre peut mener aussi à des résultats discutables : ainsi, le Ershinian mudu guaixianzhuang de Wu Woyao (dont on concédera qu’il est déjà en chinois d’une longueur inusitée) devient sous la plume de son traducteur Shih Shunliu : Vignettes from the Late Ch’ing Bizarre Happenings Eyewitnessed over Two Decades !

51Dans un registre plus moderne, Luotuo xiangzi de Lao She est devenu en anglais Rickshaw Boy (Yangchefu, Evan King, 1945), voire Rickshaw tout court, et en français Cœur-joyeux, coolie de Pékin, ou bien Pousse-pousse.

52Le livre de Yang Jiang, Ganjiao liuji, a été traduit Six récits de l’école des cadres (il me semble qu’il s’agit d’une école de cadres).

53Quant au trop fameux Maozhuxi yulu, il a été traduit, de façon « populaire », commerciale et rudimentaire, par Petit livre rouge, yulu étant dépouillé comme un lapin de toutes ses connotations, alors que c’est un terme au moins millénaire en Chine pour désigner les recueils de propos des maîtres (de philosophie, de chan, ce que Demiéville appelait les logia).

54Une petite digression sur Kawabata : comment rendre Nemureru bijô, autrement que par Les belles endormies, et faire sentir l’aspect passif, anesthésique de l’affaire ? De même, Yama no oto devient Le grondement de la montagne, mais en anglais The Sound of the Mountain. Et encore Utsukushisa to kanashimi to, en anglais Beauty and Sadness, mais qui ne saurait être en français, pour des raisons aussi impalpables que nécessaires, que Tristesse et beauté. Enfin Meijin, traduit en anglais The Master of Go par Seidensticker, devient en français (S. Regnault-Gatier, traductrice attitrée de Kawabata) Le Maître, ou le tournoi de go, le refus de choisir amenant la pire des solutions, alors qu’il aurait été si simple de dire tout de go : Le Grand Maître de Go, ce qui rendait l’original, associait l’idée de grand maître (comme aux é-checs), et précisait qu’il s’agissait de go !

55Si l’on scrutait maintenant non plus les titres, mais les textes, l’examen se prolongerait indéfiniment, à l’instar du travail de traduction lui-même, puisqu’on ne peut jamais se déclarer que plus ou moins mécontent.

56On n’a donc fait, commis, chaque fois, qu’une approximation, et bien temporaire. Borges l’a dit depuis longtemps : « Il ne peut y avoir que des brouillons » ; et aussi : « L’idée de “texte définitif ne relève que de la religion ou de la fatigue. »

57Alors, en pratique, et j’en reviens à Freud : la traduction, comme l’analyse, « étant une œuvre de longue haleine », existe-t-il une « fin naturelle » d’une traduction ? C’est-à-dire un stade où l’on ne puisse plus espérer d’amélioration appréciable d’une phrase, d’un paragraphe, d’un chapitre ? Moment de choix capital : savoir quand s’arrêter ; savoir s’arrêter et, si l’on n’est pas un styliste virtuose comme Kuhn ou Waley, savoir perdre une guerre !

58Si je puis faire appel à une analogie picturale : tant que l’ouvrage n’est pas livré, nul ne peut dire s’il est vraiment terminé ; selon l’humeur du moment, la fraîcheur d’esprit, le peintre corrige, retouche çà et là, accentuant un contraste, effaçant tout un pan... et soudain il « sent » qu’il peut, voire qu’il doit s’arrêter. Mais dans tous les cas, il est seul responsable, et coupable.

59Je songe souvent au tableau de Max Ernst intitulé : C’est assez beau comme cela, mais je n’oublie pas Degas, dont on sait qu’avec obstination il traquait, retrouvait, rachetait ses tableaux pour les modifier sans trêve.

60Je songe enfin à Qian Zhongshu rappelant que « le sens s’achève (aussi) par l’inachèvement du trait du pinceau », et que c’est le moyen d’obtenir parfois ces « bananes mûries dans la neige » (xuezhong bajiao)...

61Et je conclurai qu’en matière de traduction, le comble de la réussite est atteint lorsqu’elle ne se remarque pas !

62Mais il y a plus, ou plutôt moins : il ne saurait y avoir de version définitive, puisque toute traduction dépend d’une époque et d’une personnalité ; elle est donc éminemment relative, liée à son temps, marquée par son auteur. Chaque époque a sa langue, ses conceptions littéraires, ses modes ; chaque traducteur a sa sensibilité, sa vision de l’œuvre, sa culture, son style. Tandis que l’œuvre originale, elle, semble briller d’un éclat inaltérable, intemporel, et provocant.

63Autant dire que la traduction des chefs-d’œuvre est périodiquement à refaire, « dans les siècles de siècles ». Chaque traduction ne constitue peut-être, au demeurant, qu’une amorce pour d’autres, différentes, meilleures, en tout cas toujours possibles ; et plus il y en aura, mieux ce sera. Mais étant donné l’évolution des sociétés et des langues, les progrès de la recherche en tous domaines, et aussi l’importance croissante et délétère des médias, les traductions sont probablement à refaire tous les cinquante ans !

64Je terminerai cette note interminable en rappelant qu’au début de ce siècle « le temps du monde fini commençait ». Avec lui commençait aussi – ou peut-être recommençait comme toujours ? – le temps des traductions infinies.

Bibliographie

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Wu Cheng-En. 1942 (rééd. 1961). Monkey. Traduit par Arthur Waley. Londres, Allen & Unwin, rééd. Penguin Books.

– 1947. Monkey’s Pilgerfahrt. Zurich, Artemis Verlag.

– 1951. Le singe pèlerin, ou le pèlerinage d’Occident. Traduit de l’anglais par G. Deniker. Paris, Payot.

– 1962. Die Pilgerfahrt nach dem Westen. Traduit par Joh. Herzfeldt. Rudolfstadt, Geifen-Verlag.

– 1982-86. Journey to the West. 3 vol. Traduit par W.J.F. Jenner. Pékin, Waiwen.

– 1983. The Journey to the West. 4 vol. Traduit par Anthony Yu. Chicago & Londres, The University of Chicago Press.

– 1991. La pérégination vers l’Ouest. 2 vol. Traduit par André Lévy. Paris, Gallimard, La Pléiade.

Pilgrimage to the West. Traduit par Yang Xianyi et Gladys Yang. Pékin, Foreign Languages Press.

– 1957, rééd. 1983. Si Yeou Ki ou le Voyage en Occident. Traduit par Louis Avenol. Paris, Éd. du Seuil.

– 1959. Putichestvye na zapad. 2 vol. Traduit par A. Rogacev et V. Kolokolov. Moscou.

Wu Jingzi. 1957. The Scholars. Traduit par Yang Xianyi et Gladys Yang. Pékin, Foreign Languages Press.

– 1976. Chronique indiscrète des mandarins. 2 vol. Traduit par Tchang Fou-jouei. Paris, Gallimard, « Connaissance de l’Orient ».

Xu Xiake. 1993. Randonnées aux sites sublimes. Traduit par J. Dars. Paris, Gallimard, « Connaissance de l’Orient ».

Zeng Pu. 1983. Fleur sur l’océan des péchés. Traduit par I. Bijon. Bramepan, TER.

Auteur

Centre national de la recherche scientifique, Paris.

© Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1999

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