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Logé sur un trottoir de la rue Battant, un homme se meurt.

Mercredi 31 juillet 2019 / Danièle Secrétant

La presse bisontine se fait l'écho d'une situation dramatique, qui remet sur le devant de la scène la question des moyens alloués à la prévention, et à ceux de la mise en place de mesures d'un accompagnement social spécialisé et très personnalisé pour des personnes en grande détresse sociale, psychologique, de santé… Il n'y a pas de réponse simple à une question compliquée.

Cependant, je m'étonne. Selon mon échelle de valeurs, il est beaucoup plus grave de mourir sur un trottoir, que d'y mendier. On se souvient que, l'année dernière, la municipalité avait pris un arrêt anti mendicité. Alors ?

Ci dessous, un extrait de roman non encore édité. La scène décrite est écrite à partir d'un fait vécu à Paris, il y a quelques années déjà.

Ana attendait qu’un taxi se libère. Réflexe de journaliste, elle observait autour d’elle afin de ne pas louper l’occasion d’un bon sujet. Rarement prévisible, il fallait souvent l’attraper au vol.

Son regard fut attiré par une forme sur le sol. Une version effondrée, tristement contemporaine, de caryatide posée sur un carton pisseux, à gauche de l’entrée, indifférente aux voyageurs qui arrivaient ou repartaient dans un mouvement sans fin, la fixait sans la voir. Une femme à moitié assise, à moitié couchée, la bouche ouverte sur une mâchoire violette sans dents. Des cheveux laqués de graisse. Une femme jambes écartées, une jupe informe déchirée, couverte de taches de vomi. Un liquide verdâtre suintait de ses pieds nus, scrofuleux, noirs de crasse. Ana avait déjà croisé pareilles épaves, elle n’arrivait pas à banaliser ce spectacle.

Elle se contraignit à la regarder vraiment.

Difficile de se convaincre que c’était bien une femme. Elle recula un peu, posa son sac, d’où elle sortit un de ses appareils. Des photos en rafale. Elle vérifia que les prises étaient bonnes. Elles l’étaient. Elle intitulerait la meilleure : L’exercice de la Liberté Individuelle.

En face de cette naufragée, Ana se demandait ce qui était le plus violent. L’avoir laissée devenir cette femme collée à son carton par les sécrétions de son corps qu’elle ne maîtrisait plus, ou la sortir de son enfer, de gré ou de force ? La laver de gré ou de force ? L’alimenter de gré ou de force ?

À quel moment avait-elle véritablement choisi de devenir ce triste exemplaire d’humanité en loque ? Le droit ou le devoir d’ingérence, dans une vie qui virait au cauchemar, étaient-ils vraiment une atteinte à la sacro-sainte liberté individuelle ?

Encore des questions sans réponses.

Devant cette femme presque morte, Ana cherchait à comprendre. Elle en avait assez que la complexité des faits continue à être l’alibi d’un immobilisme coupable. Elle eut une pensée pour Wladimir. D’après la description qu’il en avait faite, Lola résistait au vitriol de la rue. Combien de temps encore ?

Un peu plus loin, un homme dépenaillé tirait un matelas en direction d’un muret, où d’autres hommes déjà ivres éructaient au milieu de détritus, de bouteilles de mauvais vin ou de bière.

Une matinée de la fin du mois de mai, gare de Lyon, Paris, 21e siècle.