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    Info Libé

    Comment des opposants syriens ont aidé à identifier un jihadiste en fuite

    Par Ismaël Halissat
    Un restaurant syrien de Kassel fréquenté par Kais A., membre de l'EI réfugié en Allemagne. Zoom
    Un restaurant syrien de Kassel fréquenté par Kais A., membre de l'EI réfugié en Allemagne. Photo Daniel Rupp pour Liberation

    Réfugié syrien installé en Allemagne, Kais A. cachait son ancienne identité de Abou Hamza, dit «le chimiste». Son arrestation, fin mars, résulte de l’enquête minutieuse d’un groupe d’opposants syriens résolus à traquer les membres de l’EI en fuite.

    «On a vu Kais A. à Kassel en Allemagne, il est étudiant.» La filature, datée de l’été 2018, débute par ces mots. Elle est restituée dans un document de huit pages, sans en-tête ni signature. L’homme suivi, un discret réfugié syrien, réside en Allemagne depuis le milieu de l’année 2015. Il étudie la chimie à l’université de Göttingen, en Basse-Saxe, en plein centre du pays. Ce jour-là, Kais A. est filé dans la ville voisine de Kassel (Hesse), où il vit. «Il va tous les week-ends (le samedi et le dimanche) à la bibliothèque universitaire, dans un bâtiment appelé LeO Lernort, à Moritzstrasse.» «Il prend une pause vers 13 h 30 pour prier à la mosquée Aya Sophia, à Jägerstrasse.» «Il connaît les propriétaires ou les employés du restaurant syrien de cette rue.» Les hommes qui mènent cette traque hors du commun en Allemagne ne sont pas policiers. La filature est l’œuvre d’un mystérieux groupe d’activistes réfugiés, la «cellule Yaqaza», un nom qui signifie «le réveil». Ces anciens membres de l’opposition syrienne, aujourd’hui exilés eux aussi en Europe, se sont donné pour mission de débusquer d’anciens membres du groupe terroriste qui tenteraient de se faire oublier. A travers des témoignages inédits et des documents d’enquête, Libération raconte cette chasse à l’homme.

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    Dans le dossier de la cellule, une localisation GPS complète chaque adresse et des clichés pris à la dérobée permettent de reconnaître l’homme de 35 ans. Dans la même note anonyme, son passé pendant la guerre est exhumé. Le réfugié est présenté comme «un ancien membre de l’Etat islamique à Raqqa», proche d’Abou Lôqman, l’un des principaux cadres du groupe terroriste (dont Libération a révélé l’implication dans l’affaire Lafarge). Deux noms de guerre évocateurs s’ajoutent à l’état-civil de Kais A. : Abou Hamza TNT, en référence à l’explosif, et sa variante, Abou Hamza al-Kimawi, qui signifie «le chimiste» en arabe.

    Ces informations précises ont permis de remonter la trace de Kais A. et d’arriver jusqu’à deux des ex-otages français de l’Etat islamique (EI), Pierre Torres et Nicolas Hénin. En effet, Abou Hamza TNT est désormais suspecté par la justice française d’avoir orchestré leur enlèvement et leur séquestration. Le 17 février, l’information judiciaire ouverte en France sur l’enlèvement des quatre otages français (Torres et Hénin, mais aussi Didier François et Edouard Elias) est élargie pour recevoir le concours des autorités allemandes. Le matin du 20 mars, la police d’outre-Rhin interpelle le «chimiste». Les juges antiterroristes français attendent désormais sa remise dans les semaines qui viennent. Comme son surnom l’indique, Kais A. est aussi suspecté d’être un expert en explosifs de l’Etat islamique et d’être impliqué dans la mort de plusieurs combattants de l’Armée syrienne libre, opposants au régime de Bachar al-Assad.

    «Tout est parti de là»

    Active depuis environ un an dans le plus grand secret, la «cellule Yaqaza» refuse de s’exprimer à visage découvert. Ceux qui la composent sont tous réfugiés, «en Europe, en Turquie, au Liban», et ont gardé des contacts avec d’autres personnes en Syrie. Ils viennent pour la plupart de Raqqa, d’autres de Homs et Damas. Leurs rares contacts passent par des messageries chiffrées. «Nous ne sommes pas partis de Syrie pour profiter des bières allemandes, recevoir de l’argent de l’Etat et trouver un bon travail, expliquent-ils à Libération dans une réponse collective. Nous sommes là parce que nous ne pouvions pas continuer la révolution en Syrie et nous la poursuivons donc ici.» Ces militants de l’opposition disent être «moins d’une dizaine» et «sans membre officiel ou chef». Le groupe effectue un travail de renseignement, recueille des bruits de couloir au sein de la communauté réfugiée et recoupe : «Les Syriens exilés parlent beaucoup entre eux, nous obtenons la plupart de nos informations grâce à des gens qui nous donnent des indices sans même s’en rendre compte. Et puis nos amis et nos familles ne connaissent pas notre activité, parfois il nous suffit de les écouter.»

    La route de Pierre Torres et Nicolas Hénin croise celle de Kais A. le 15 juin 2013, à Raqqa. A cette époque, les deux journalistes sont en reportage en Syrie pour couvrir le conflit débuté en 2011. Les groupes islamistes sont alors en pleine expansion. Dans l’après-midi, ils entrent dans un bâtiment abandonné des services secrets du régime. Puis dans une cour où jouent des enfants. «Dès qu’ils nous ont aperçus, on a senti une tension, un enfant un peu plus âgé était armé d’une kalachnikov, on est restés sous sa garde des heures durant et des combattants se sont succédé, de plus en plus gradés», raconte Pierre Torres. Les deux hommes sont alors retenus par des hommes de Jabhat al-Nosra, qui était à l’époque une brigade parmi d’autres, dont de nombreux combattants rallieront ensuite l’EI. A la tombée de la nuit, Torres et Hénin sont finalement relâchés, sans leurs passeports, argent, ordinateur, matériel photo et vidéo. «La situation était confuse, alors on a demandé de l’aide à un Syrien influent de la ville et une réunion a été organisée le soir même chez lui, où un jeune homme est arrivé pour représenter l’Etat islamique», poursuit Pierre Torres. Il s’agit d’Abou Hamza, très hostile à leur présence : «Il a commencé à poser des questions sur nous, notre présence à Raqqa, et notre travail, raconte l’ancien otage. Tout à coup la discussion a dérapé, il vantait les mérites de l’Etat islamique, s’emportait, et a fini par sortir de la pièce où on était puis a hurlé "vous allez voir qui nous sommes". Tout est parti de là.» Une semaine plus tard, les deux journalistes sont enlevés, le même jour à quelques heures d’intervalle…

    «Précieuses informations»

    La «cellule Yaqaza» est la première à avoir fait le lien entre Kais A., réfugié en Allemagne et Abou Hamza, suspecté d’avoir joué un rôle clé dans l’enlèvement de Nicolas Hénin et Pierre Torres. Pour authentifier cette découverte, une rencontre a été organisée entre un membre de cette cellule secrète et Pierre Torres. «Avant ça, je n’ai jamais eu l’espoir de retrouver Abou Hamza et pourtant c’est l’un de ceux dont le rôle nous semble maintenant essentiel, relate le photographe. Je ne sais pas comment ils ont réussi à le retrouver, ils ont toujours voulu rester dans l’ombre.» L’ex-otage a été contacté au début de l’année 2018 par le groupe d’activistes syriens : «Ils étaient très méfiants. Je leur ai proposé qu’on se rencontre en France ou en Europe, mais ils ont refusé.» Un rendez-vous est finalement organisé au Liban, en mai 2018, dans une des petites rues du marché de Sabra, à Beyrouth : «J’ai rencontré quelqu’un qui parlait mal anglais et m’a simplement montré une photo en me demandant si c’était bien lui qui nous avait menacés avant notre enlèvement, ce que je lui ai confirmé. Puis il m’a dit qu’il me recontacterait.» Plusieurs mois plus tard, à l’automne, Pierre Torres et Nicolas Hénin reçoivent la fameuse note de filature rédigée par les activistes. Son trajet quotidien, ses habitudes et ses fréquentations y sont soigneusement consignés. «Quand nous avons récolté assez d’informations, nous tentons de les retrouver physiquement, explique la «cellule Yaqaza». Ça prend du temps, nous patientons des heures, des jours. Nous attendons devant une station de métro, une association de réfugiés ou une université. Nous prions dans leur mosquée.»

    Les informations concernant Kais A. sont aujourd’hui confirmées par Abou Eissa, l’un des chefs de guerre de l’Armée syrienne libre dans la ville de Raqqa. Ce dernier, toujours en Syrie, se souvient bien de Abou Hamza TNT, qui a d’abord combattu à ses côtés jusqu’à la fin de l’année 2012, avant de rejoindre un groupe islamiste qui se fondra dans l’EI. «Il avait en effet une bonne expérience des explosifs», abonde Abou Eissa. Ce dernier affirme en outre avoir vu le jeune homme en compagnie d’Abou Lôqman, lors de réunions de guerre : «Il faisait partie de sa garde rapprochée, on s’est parlé mais la méfiance commençait à grandir. Quand on s’est définitivement brouillés avec l’EI, il leur a livré de précieuses informations sur nous.» Abou Eissa affirme même qu’il a contribué à la mort «d’au moins trente membres de l’Armée syrienne libre».

    Avant d’être repéré et pisté par le groupe d’exilés syriens, Kais A. avait éveillé les soupçons de l’antiterrorisme allemand. Ainsi, une première alerte a été reçue par les autorités d’outre-Rhin peu de temps après son arrivée en Allemagne. En septembre 2015, un Syrien franchit la porte d’un poste de police de Dortmund et affirme détenir des informations importantes sur son compatriote. Selon un compte rendu de la justice antiterroriste allemande, consulté par Libération, cet homme explique alors que Kais A. est un «expert en explosifs» de l’Etat islamique et dit l’avoir vu en 2013 lors d’un interrogatoire que lui avait fait passer le groupe terroriste. Mais, faute d’éléments plus probants, la police allemande en reste là.

    «Travail très lent»

    Nouvelle alerte, un an plus tard. Dans une note datée de novembre 2016, la justice allemande évoque cette fois un tuyau venant d’«un informateur» de la police à propos de Kais A., «dont la fiabilité est garantie» : «L’individu aurait déjà commis plusieurs attentats à l’explosif pour le compte de l’Etat islamique […] et serait également chargé de la formation des personnes devant commettre des attentats.» Des investigations sont alors diligentées. Une écoute téléphonique permet de détecter un voyage de Kais A. en Turquie. Il est interpellé à son retour. Dans son ordinateur, la police découvre un fichier de plus de 4 000 pages traitant d’instructions pour la «construction d’une bombe» et de «techniques de dynamitage». Mais les enquêteurs allemands estiment une fois de plus que ces investigations ne suffisent pas à étayer les soupçons, et classent l’enquête.

    Pendant plusieurs années, Kais A. poursuit donc sa vie en Allemagne. Il suit des études de chimie à Göttingen et a ses habitudes dans la ville toute proche de Kassel, en plein centre du pays. C’est là que le groupe d’activistes parvient à le localiser. «Des rumeurs disaient qu’il était entré en Allemagne, certains disaient qu’il était à Kassel, d’autres à Hambourg, on a travaillé à partir d’informations données par des réfugiés ou de personnes qui sont encore en Syrie. C’était un travail très lent parce que nous ne voulions pas éveiller ses soupçons et qu’il sache que nous étions à sa recherche», détaille la «cellule Yaqaza».

    A l’automne dernier, un important mouvement d’extrême droite opposé à l’immigration enchaîne les mobilisations en Allemagne. Des «patrouilles» sont organisées et des réfugiés sont directement pris pour cible. Le groupe d’activistes vient alors de boucler l’enquête sur Kais A. et craint que la médiatisation de son arrestation soit récupérée par les nationalistes. «On a pensé à tout laisser tomber, expliquent les activistes. On a très peur que notre travail profite aux racistes et soit utilisé pour dire qu’il faut fermer les frontières.» Ils prennent finalement ce risque et envoient leur précieuse note à Nicolas Hénin et Pierre Torres. Ce dernier contacte le juge au début de cette année et lui transmet le document. Après quelques semaines de vérifications, la justice française demande son arrestation. Aujourd’hui, les activistes, eux aussi réfugiés syriens, espèrent juste que leur rôle ne sera pas oublié.

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    Ismaël Halissat
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