Guillaume Nicoulaud

Devant le consulat, ce sont des centaines — puis, dans les jours suivants, des milliers — de réfugiés juifs polonais et lituaniens qui se pressent. Ils cherchent tous à fuir et, pour ce faire, viennent supplier le Japon de leur accorder des visas.

Bien sûr, Sugihara comprend parfaitement la situation. Il a suffisamment de témoignages et de contacts au sein des services de renseignement polonais pour savoir ce que les nazis font en Pologne. Et il n’est pas le seul.

Jan Zwartendijk, le consul des Pays-Bas, a déjà commencé à distribuer des visas néerlandais à ces pauvres gens. Qu’ils aillent dans les Antilles, dans les Caraïbes ou dans n’importe quelle autre colonie, peu importe : pourvu qu’ils puissent fuir l’enfer qui s’annonce.

Sugihara n’est bien sûr pas insensible mais il sait que sa hiérarchie à Tokyo n’accepte que les visas de transit : pour obtenir un de ces précieux papiers pour le Japon, il faut donc déjà en posséder un pour la suite du voyage.

Hors, et c’est bien le drame de tous ces réfugiés, ces choses-là sont introuvables. Ils sont piégés et les nazis arrivent.

Alors Sugihara envoie un premier câble au ministère des affaires étrangères de Tokyo pour essayer d’obtenir des instructions plus favorables, un assouplissement de la règle administrative. Puis un second. Puis un troisième.

Peine perdue. À chaque fois, la réponse est désespérément identique : il n’y aura pas d’exceptions. Le ministre Yosuke Matsuoka ne souhaite visiblement pas ternir l’excellente image qu’il a chez les alliés nazis.

C’est là que seul face à sa conscience, Sugihara va prendre une décision extraordinaire, surtout pour un fonctionnaire impérial japonais. Il va désobéir.

C’est bien simple : le gars va y passer entre 18 et 20 heures par jour. Il ne fait plus rien d’autre, il dort à peine, avale un truc de temps en temps pour tenir le coup : son seul et unique objectif c’est de cracher du visa pour sortir ses pauvres gens de ce piège mortel.

Dans ses mémoires, il note « mes doigts étaient calleux et chaque articulation de mon poignet à mon épaule me faisait mal. »

Mieux encore, il va même négocier avec les autorités soviétiques pour que les réfugiés puissent rejoindre le Japon en prenant le Transsibérien (les soviets acceptent tout en prenant bien soin du multiplier le prix des billets par cinq… #LaGrandeClasse)

Sugihara va faire ça jusqu’à ce que l’Union Soviétique envahisse la Lituanie et donne aux représentations étrangères jusqu’au 4 septembre pour débarrasser le plancher. Le jour dit, sur le trajet de la gare, il en signe encore et les lance à la foule par la fenêtre.

À la fin, alors qu’il est sur le quai de la gare, il en est à signer et tamponner des feuilles vierges, espérant que quelqu’un trouvera le moyen d’en faire de faux visas. Mais son train, avec sa femme et son fils à bord, est sur le point de partir. C’est fini et il le sait.

À la mode japonaise, Sugihara s’incline devant tous ces gens qu’il n’a pas pu sauver et leur dit simplement « S'il vous plaît, pardonnez-moi. Je ne peux plus écrire. Je vous souhaite le meilleur. »

Au total, durant ce long mois d’août 1940, on estime que Chiune ‘Sempo’ Sugihara a écrit et signé environ 2 000 visas et sauvé entre 6 000 et 10 000 réfugiés.