C’est dans un contexte de revendications sociales et environnementales portées par le mouvement des gilets jaunes que le Salon international de l’agriculture établit ses quartiers au Parc des expositions de Paris jusqu’au 3 mars. Cette Grand-Messe annuelle du monde agricole, devenue un point de passage obligé pour de nombreuses personnalités politiques, se présente comme la vitrine bucolique du monde agricole et de ses produits de terroir... Une image pourtant bien éloignée de la réalité. D’un côté, de nombreux agriculteur·trices ne parviennent pas à vivre décemment de leur travail, de l’autre, l’accès à une alimentation choisie, de qualité et respectueuse de l’environnement reste encore trop limité.
Le Salon de l’agriculture est l’occasion de rappeler les problèmes socio-environnementaux générés par le modèle dominant, mais aussi celle de proposer une voie alternative, qui permette aux agriculteur·trices de vivre dignement de leur métier, et à tou·tes de pouvoir se nourrir de produits de qualité. En s’inspirant de la politique de la sécurité sociale, l’association Ingénieurs sans frontières – AGRISTA (agriculture et souveraineté alimentaire) propose la mise en place d’une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA).
Une part croissante de la population ne peut plus exprimer ses préférences alimentaires
En France, le nombre de bénéficiaires de l’aide alimentaire est passé de 2,8 millions en 2008 à 4,8 millions en 2015 [1]. Face à d’autres dépenses contraintes (logement, transport...), l’alimentation représente une variable d’ajustement des budgets les plus modestes. Une part croissante de la population n’a plus le choix : elle ne peut ni « voter avec son portefeuille » pour encourager une agriculture éthique et respectueuse de l’environnement, ni même exprimer ses préférences alimentaires. En plus de se voir retirer la dignité de choisir leur alimentation, ces populations plus précaires présentent aussi les taux de malnutrition les plus élevés, c’est la double peine.
Le modèle agricole dominant n’assure pas ses missions les plus essentielles : nourrir convenablement les populations, maintenir des écosystèmes vivants, des paysages diversifiés et des métiers rémunérateurs et satisfaisants. Ainsi, ses impacts négatifs ne sont plus à démontrer : déclin accéléré de la biodiversité [2], détresse des paysan·nes [3], augmentation des maladies cardiovasculaires, diabètes et cancers liée à une alimentation de mauvaise qualité [4].
Une agro-industrie « low-cost » sous perfusion de subventions publiques
De nombreuses alternatives émergent en réponse à ces systèmes : par exemple, l’agriculture biologique connaît un développement considérable depuis quelques années, poussée par une demande croissante de la part des consommateur·trices. Pourtant, la volonté politique pour soutenir ces alternatives reste limitée, comparée aux investissements et subventions dont bénéficient les systèmes alimentaires industriels. On se retrouve alors avec une coexistence absurde de modèles agricoles et alimentaires antagonistes. D’un côté, des alternatives répondant aux attentes citoyennes (éthiques, durables et de qualité), mais peu encouragées, et accessibles à condition de disposer d’un niveau de sensibilisation et d’un revenu suffisant.
De l’autre, une agro-industrie « low-cost » destinée à nourrir le reste de la population, en particulier les plus précaires, sous perfusion de subventions publiques… Et dont les coûts cachés sont supportés par la société. Pour soutenir un système alimentaire alternatif, rémunérateur et accessible, nous proposons la création d’une sécurité sociale de l’alimentation. Après tout, l’alimentation n’est-elle pas notre première médecine ?
Un budget de 150 euros par personne et par mois réservé à des produits bio, frais et de proximité
La sécurité sociale de l’alimentation, c’est un budget de 150 euros par personne et par mois, réservé à l’achat d’aliments conventionnés. Cette somme n’aurait pas comme vocation à couvrir la totalité des dépenses alimentaires, mais bien de faciliter l’accès à des produits bio, frais, de proximité à l’ensemble de la population. Libre à chacun·e de compléter son panier par d’autres produits ensuite. A l’échelle de la France, la sécurité sociale alimentaire représenterait 120 milliards d’euros, soit moitié moins que l’assurance maladie, et pourrait être alimentée par des cotisations sociales à taux progressif, selon les revenus.
Les critères de conventionnement seraient élaborés par les citoyen·nes au niveau local au sein de caisses de sécurité sociale alimentaire. Un processus démocratique et inclusif permettrait aux habitant·es des territoires de décider des conditions d’éligibilité d’un aliment, en respectant les préférences alimentaires de tout·es, y compris des minorités.
Des critères élaborés par les citoyens au niveau local
Le conventionnement serait par ailleurs encadré au niveau national, avec des lignes directrices concernant le prix (fixé selon le coût de revient) et les entreprises éligibles (ne devant pas posséder de capital extérieur rémunéré par l’activité au-delà de l’inflation). De même, le conventionnement des produits issus de l’importation comme les bananes, les agrumes, le thé ou le café, se déciderait à l’échelle nationale, avec des critères qui reprennent, par exemple, les exigences du commerce équitable.
De la production à la distribution en passant par la transformation des produits alimentaires, tous les professionnel·les devront, pour être conventionné·es, se fournir (achats des intrants ou semences) auprès d’acteur·trices eux-mêmes conventionné·es. Enfin, des critères de production liés à des enjeux nationaux ou supra-nationaux, comme le climat ou la biodiversité, seraient établis au niveau national, par une fédération des caisses de sécurité sociale alimentaire et l’Etat. Nous parlons ici de critères ambitieux, à la hauteur des enjeux et des attentes de la société civile : absence d’OGM, de pesticides de synthèse et de toute pratique causant des dommages irréversibles aux écosystèmes sur lesquels reposent l’humanité.
Un projet politique ambitieux de souveraineté alimentaire
L’idée d’une sécurité sociale alimentaire peut sembler idéaliste, mais s’il y a bien un domaine dans lequel des avancées sociales sont possibles et nécessaires, c’est bien l’alimentation. L’alimentation doit sortir d’une logique de marché, au même titre que la santé, ne serait-ce que par cohérence. La création d’une sécurité sociale de l’alimentation représenterait un pas de géant vers la souveraineté alimentaire pour tou·tes, et la sortie d’un système agro-indutriel qui donne l’illusion du choix mais nous restreint. Et puis, avoir davantage de personnes capables de s’approvisionner en produits de qualité, c’est se donner les moyens de sortir des impasses dans lesquelles le monde économique actuel enferme les initiatives d’alimentation de qualité.
De nombreuses pistes restent à explorer, pour que la société se réapproprie, à terme, son alimentation. On pourrait imaginer, par exemple, que les coûts de transition vers un systèmes de sécurité sociale alimentaire soient en partie assurés par la future politique agricole commune (PAC), via les mesures de transition proposées par la Plateforme Pour une autre PAC. Si cette proposition est une première étape pour répondre à la nécessité de se réapproprier nos systèmes alimentaires, elle peut et doit évoluer vers des mécanismes encore plus ambitieux. Face à un système verrouillé et à l’origine de nombreux scandales sanitaires et de dommages sociaux et environnementaux parfois irréversibles, et suite à des États généraux de l’alimentation aux conclusions très décevantes, il est grand temps pour la société d’envisager un projet politique ambitieux de souveraineté alimentaire.
Ingénieurs sans frontières - Agrista (agriculture et souveraineté alimentaire)