Les ambitions étaient élevées, nourries par l’optimisme — certains diraient la mégalomanie — d’un homme qui semblait incarner l’air du temps politique. Cet homme, Steve Bannon, a orchestré le plus grand choc de l’histoire politique américaine, en conseillant Donald Trump au moment de sa conquête de la Maison blanche. Avec l’aide de Bannon, le magnat de l’immobilier et héritier de la fortune de son père s’est transformé en populiste aguerri, électrisant les foules avec sa rhétorique souverainiste et anti-élite.
Il y a un an, Bannon a dévoilé son nouveau projet : la conquête de l’Europe. Pour le co-fondateur de Breitbart News – un site web d’extrême droite qui surfe sur des titres choquants et attire parfois plus de lecteurs mensuels que le Washington Post – le plan est tout sauf modeste : tisser des liens entre les nombreux partis de droite populiste sur le Vieux Continent, les faire converger au sein d’une alliance nommée « Le mouvement », et les faire peser dans les élections européennes de mai 2019. Les candidats et organisations intéressées doivent bénéficier d’une aide stratégique : des enquêtes d’opinion, de l’analyse de données et du conseil politique général — tout cela fourni par un des plus grands esprits politiques du siècle. « Le cœur battant du projet mondialiste est à Bruxelles, martelait Bannon dans une interview publiée en novembre dernier. Si j’arrive à enfoncer un pieu dans le vampire, tout va commencer à disparaitre. »
Steve Bannon peine à séduire au-delà de l’Italie
À ce jour, le projet de Bannon peine à se concrétiser. Son « Mouvement » ne compte que quatre partenaires officiels : La Ligue de Matteo Salvini, les Frères d’Italie de Giorgia Meloni, une petite formation nationaliste italienne héritière des néofascistes du MSI (4 % des voix aux derniers élections), le Mouvement pour les changements au Monténégro, un petit parti participant à la principale coalition d’opposition locale, et le minuscule Parti populaire belge, classé aussi à l’extrême-droite (1,5 % aux dernières élections fédérales belges, en 2014). Son dirigeant, l’avocat Mischaël Modrikamen, gère l’organisation depuis sa résidence à Watermael-Boitsfort, la commune la plus prospère de la région bruxelloise. Le nombre d’absents est frappant. Le Rassemblement national de Marine Le Pen, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) et le Parti de la liberté autrichien (FPÖ) ont pour l’instant refusé les avances du Mouvement de Steve Bannon, tout comme le Fidesz de Viktor Orbán, et le parti Droit et justice au pouvoir en Pologne. Un obstacle est essentiel : les lois électorales européennes limitent en grande partie toute aide financière venue de l’étranger.
Le Belge Mischaël Modrikamen le reconnait : « Cette aide, c’est plutôt Bannon qui a mis l’accent dessus. Personnellement, je pense que tout cela est plus compliqué pour des raisons très simples, premièrement des raisons légales. » Comme The Guardian l’a soulevé en novembre dernier, 9 des 13 pays européens comptant des partis populistes de droite importants interdisent tout financement étranger de partis politiques ou y mettent des restrictions sévères. Dans deux des quatre pays qui autorisent les contributions électorales venues de l’étranger – le Danemark et la Suède –, Le Mouvement ne compte aucun partenaire. Seuls l’Italie et les Pays-Bas restent en jeu.
Néanmoins, la question de s’allier, publiquement ou pas, fait débat au sein du Rassemblement national (RN). Si Steve Bannon est intervenu lors du congrès de « refondation » du parti d’extrême-droite en mars dernier, certains militants restent méfiants, comme l’a expliqué à Basta ! un membre du conseil national du parti. Au cœur du malaise : les liens de Bannon avec Donald Trump, un personnage clivant, même pour les électeurs du RN. Si le « patriotisme économique » du président américain est largement apprécié, l’atlantisme ne fait pas l’unanimité.
Un club de leaders « populistes », du Brésil de Bolsonaro aux nationalistes indiens
Tout en reconnaissant ses limites actuelles, Mischaël Modrikamen insiste sur une vision plus globale de l’organisation. « Le Mouvement se veut d’abord un club plutôt informel, un club de leaders, de mouvements populistes de rupture… Ça, c’est l’essence même de ce que nous sommes. » Contrairement à la présentation du mouvement faite dans les médias, précise-t-il, ses ambitions sont internationales et pas seulement européennes. Le réseau compte établir des contacts en Israël, en Inde et au Brésil : « Nous estimons que les personnes qui ont une conception mondialiste ou globaliste ont leurs forums, leurs cénacles de discussions, comme Davos, le groupe Bildeberg, les Nations-Unies, ou encore l’Union européenne. Les souverainistes étatistes n’avaient pas, jusqu’à présent, de forum où se rencontrer, faire connaissance pour, dans un second temps, pouvoir éventuellement s’épauler. »
Chose surprenante, ce groupe qui se veut « défenseur du peuple » n’aura ni site web, ni présence sur les réseaux sociaux. Un choix assumé car, explique Modrikamen, « nous ne sommes pas un mass movement, on n’est pas là pour s’adresser aux gens, on est là pour s’adresser aux leaders ».
Le mois de mars marquera un cap important. Dans les semaines qui viennent, le Mouvement tiendra son sommet de lancement à Bruxelles. S’il n’a toujours pas dévoilé la liste des participants – ni même la date précise de l’événement – Modrikamen affirme qu’il y aura une assistance respectable avec, parmi les invités, des proches du nouveau président brésilien Jair Bolsonaro.
La droite extrême hollandaise financée par un think-tank US
Si le Mouvement connait une certaine notoriété, il n’est pourtant pas la seule tentative de la droite dure américaine d’étendre son influence en Europe. Celle-ci se manifeste sous plusieurs formes : des think-tanks, des réseaux de journalistes et d’intellectuels qui partagent des articles créés pour faire le buzz, et parfois une aide financière directe.
David Horowitz est le directeur du Freedom Center. Ce think-tank basé à Los Angeles se donne pour but de « combattre les efforts de la gauche radicale et de ses alliés islamistes qui détruisent les valeurs américaines et désarment le pays ». Entre 2014 et 2015, l’organisation fondée par cet essayiste et ancien militant de l’extrême gauche a donné 150 000 dollars au Parti pour la liberté (PVV) de Geert Wilders, dont 125 000 en 2015, la plus grande contribution politique de l’année en Hollande [1].
Via un échange de mails, David Horowitz a expliqué son soutien pour Wilders : « L’Europe est une civilisation en déclin mortel. [Geert Wilders] est un des seuls européens qui a le courage de le dire et de défendre l’Europe face au djihad islamique qui est en train de la détruire. » En revanche, lorsqu’on demande à David Horowitz s’il continue à financer le PVV en vue des élections européennes, il refuse de répondre : « Vos questions sur l’argent sont des fausses pistes, rétorque le directeur du Think Tank Freedom Center. Combien d’argent est donné par George Soros à des groupes islamistes, racistes, violents et anti-américains ? Lorsque la presse commencera à s’intéresser au sujet, j’arrêterai de considérer ce genre de questions posées aux conservateurs comme des fausses pistes ». [2].
Vox financé par des opposants iraniens
Le PVV hollandais n’est pas le seul parti à avoir bénéficié d’un coup de pouce depuis les États-Unis. C’est aussi le cas du parti d’extrême droite espagnol Vox même si, en l’espèce, le soutien ne provient pas du même côté de l’échiquier politique. Fraichement entré au Parlement d’Andalousie et crédité d’environ 10% des voix dans les sondages nationaux, Vox a récolté entre décembre 2013 et avril 2014, selon le journal El Pais, 972 000 euros du... Conseil national de la résistance iranienne (CNRI), un mouvement d’opposition à la république islamique [3].
Le CNRI dispose déjà de son réseau d’influence aux États-Unis, dans les milieux particulièrement hostiles à l’actuel régime iranien : plusieurs grands noms de la politique états-unienne, comme Rudy Giuliani, l’ancien maire de New York devenu l’avocat personnel de Donald Trump, ou Howard Dean, l’ancien chef du parti Démocrate, ont fait des apparitions aux congrès annuels du CNRI à Villepinte, en banlieue parisienne. En misant sur ce nouvel acteur émergent de l’extrême droite européenne, le CNRI tente-t-il d’étendre ses réseaux en Espagne et, in fine, au sein du Parlement de Strasbourg ? Si les supporters européens du CNRI ont fait des dons à Vox, la contribution la plus large est venue des États-Unis, où réside une communauté iranienne importante. Un magnat du BTP et son fils auraient ainsi donné 57 000 euros au parti.
Un think-tank néo-conservateur consacré à la politique internationale, le « Gatestone Institute », a lui-aussi multiplié les contacts à l’étranger, et notamment en Europe. Le think-tank a été lancé en 2012 par Nina Rosenwald, l’héritière de la fortune de l’entreprise Sears (une chaîne de grands magasins). Ayant pour objectifs le développement des « institutions démocratiques » ainsi qu’une « économie libre et puissante », il prend souvent pour cible l’Islam et l’immigration en Europe. L’organisation a même un président européen, Amir Taheri, un journaliste iranien basé à Paris. Si l’institut organise des événements, il se consacre surtout à la publication d’articles, traduits en diverses langues et relayés à travers différents médias de droite et d’extrême droite comme Breitbart. Parmi les sujets traités : les activités de Tommy Robinson, le militant anti-Islam britannique, la montée du djihadisme en Catalogne et, bien sûr, l’Islam en France.
La tonalité complotiste du site pourrait faire sourire, mais l’organisation exerce une influence non-négligeable dans les cercles néo-conservateurs. De 2013 à 2018, son président n’était autre que John Bolton, l’actuel conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump. Celui qui était aussi ambassadeur aux Nations-Unies sous George W. Bush est dorénavant le principal supporteur d’une éventuelle guerre américaine en Iran.
Sur internet, les relais d’influence de l’alt-right
Des think-tanks comme Gatestone et le Freedom Center entretiennent malgré tout une image de professionnalisme et de sérieux, en justifiant leurs idées souverainistes et anti-immigrés par leur appel aux valeurs de la démocratie libérale et en rejetant toute accusation de racisme. Il n’en va pas de même pour la fameuse alt-right, une mouvance située encore plus à droite. Le terme fait référence à une constellation de groupes et d’individus qui considèrent l’« identité blanche » comme mise en péril par de nombreuses forces hostiles : principalement les immigrés, la gauche, et le « politiquement correct ».
Si l’alt-right partage certains principes avec des groupes d’extrême droite classiques comme les néo-confédéraux et les néo-Nazis, dans la pratique, ceux qui adoptent l’étiquette attachent moins d’importance à ces références historiques. Beaucoup d’entre eux, par ailleurs, se sont radicalisés en ligne, fouillant des sites comme Altright.com, le Daily Stormer ou encore InfoWars. Souvent irrévérencieux et très critiques à l’égard des élites conservatrices, ils cultivent le goût de la provocation.
« L’Internet est pour eux un moyen de recrutement, explique Carol Schaeffer, une journaliste américaine basée à New York et spécialisée dans l’extrême droite. Avant la montée des réseaux sociaux, l’influence d’un grand nombre de ces groupes était limitée. Il y avait par exemple la sous-culture skinhead néo-nazi qui cultivait toute une scène musicale, facile à identifier avec ses affiches et ses concerts … Mais avec la diffusion de Twitter, Youtube, Facebook, [ces groupes] peuvent atteindre un public beaucoup plus large. » Leur influence en Europe reste cependant limitée, voire fonctionne en sens inverse, en tant que source d’inspiration.
A la conquête des médias classiques
Surfant sur l’opposition à Barack Obama et la montée en force de la campagne présidentielle de Donald Trump, des groupuscules extrémistes ont jailli ces dernières années aux Etats-Unis : le Parti ouvrier traditionaliste (en 2013), les Proud Boys (2016) et Identity Europa (2016). 2017 a été une année historique pour ces groupes et leurs alliés, au cœur des manifestations violentes à Charlottesville, en Virginie. C’est à ce moment que le président Trump a refusé de pointer le doigt vers l’extrême droite pour la mort d’une militante antiraciste, condamnant plutôt la violence des « deux côtés ». En revanche, l’année 2018 marque un recul de ces groupes. Sous la pression médiatique et politique, de nombreux rassemblements publics ont échoué et un certain nombre de leaders ont quitté le mouvement.
Paradoxalement, si l’alt-right est marginalisée lorsqu’elle s’affiche en tant que telle, ses idées conservent une influence très importante. Comme sur la chaîne Fox News, en particulier l’émission quotidienne de Tucker Carlson. Ce présentateur évoque souvent des crimes commis par des immigrés, critique le multiculturalisme et défend les politiques économiques protectionnistes de Donald Trump. Dans un clin d’œil à ses spectateurs extrémistes, il a même évoqué le supposé racisme anti-blanc subi par des agriculteurs en Afrique du Sud.
L’Europe, considérée comme berceau de la « civilisation blanche et occidentale »
« Quelqu’un comme Tucker Carlson reprend mot pour mot des éléments de langage de l’extrême droite. Ce qu’il dit sur l’Afrique du Sud, par exemple, c’est quelque chose qu’on aurait pu voir directement sur le site extrémiste du Daily Stormer. Avec ce présentateur, ces discours anti-immigrés entrent dans le circuit des médias "mainstream", explique Carol Schaeffer. En général, les gens à l’extrême droite apprécient le fait que Tucker Carlson répète ce qu’ils disent. Ils adorent Tucker Carlson pour les mêmes raisons qu’ils adorent Trump : ce n’est pas nécessairement qu’ils considèrent Trump comme l’un d’eux, mais le président donne une tribune à leurs idées les plus centrales. »
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Soutenez l’indépendance de Basta! en faisant un don.On pourrait dire la même chose de Steve King, député de l’Iowa au Congrès fédéral. King évoque régulièrement des sujets chers à l’alt-right, notamment le taux de natalité en baisse des blancs aux États-Unis, et les crimes commis par les immigrés. Plus que n’importe qui d’autre au Congrès, King a patiemment cultivé des liens avec l’extrême droite européenne en rencontrant, par exemple, Marine Le Pen deux fois à Paris. L’année dernière, Steve King a retweeté des néo-nazis et donné une interview à un journal d’extrême droite autrichien dans lequel il a évoqué la théorie du « grand remplacement ». Après cette série de provocations, le Congrès a condamné ses propos et Les Républicains lui ont retiré ses mandats au sein de plusieurs commissions parlementaires [4].
« Un internationalisme peu structuré, mais qui existe sur le plan idéologique »
Les groupes de « l’alt-right » n’ont cependant pas le même niveau de contacts européens que Steve King. Beaucoup d’entre eux suivent ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique, plus qu’ils n’y participent. Ils vouent une sorte d’admiration pour l’Europe, considérée comme berceau de la « civilisation blanche et occidentale ». « Même s’ils ne sont toujours pas très connectés, ils gardent pour l’Europe une grande admiration. Des militants d’extrême droite [aux États-Unis] regardent ce qu’il se passe en Europe pour développer leurs propres discours, et pour savoir qui ils devraient soutenir, explique Carol Schaeffer. Il y a une sorte d’internationalisme qui n’est pas nécessairement structuré, mais qui existe quand même sur un plan idéologique. »
Mischaël Modrikamen, pour sa part, rejette l’étiquette d’extrême droite. Le Mouvement, dit-il, n’a pas voulu faire alliance avec l’Aube dorée en Grèce ou le Jobbik en Hongrie. Il préfère le terme « populiste » et malgré tout, reste persuadé que son camp progresse. « Personne n’a dit que ce serait une partie de plaisir, avance-t-il. Nous plaidons pour un changement de cap assez important dans l’ordre économique et politique mondial libéral. Et évidemment, nous nous [confrontons] à toutes les résistances des élites dans tous les pays … J’ai l’impression que le navire avance. Maintenant, qu’il y ait des victoires et des défaites, c’est inévitable. »
Cole Stangler
Photo : Rassemblement de l’extrême-droite états-unienne en juin 2017 à Washington DC / CC Blink O’fanaye