Les solutions pour faire face au changement climatique reposent-elles avant tout sur les individus ? C’est l’orientation donnée par le « grand débat national », lorsque l’on se penche sur le questionnaire relatif à la transition écologique rédigé par le gouvernement. Chacun est incité à passer à un véhicule plus propre et moins coûteux à l’usage, à réduire sa facture de chauffage et d’électricité, à isoler son logement... Les devoirs des entreprises sont, eux, relégués en arrière-plan [1]. C’est oublier un peu vite le rôle déterminant des plus grandes et des plus puissantes d’entre-elles. Nous l’écrivions déjà en 2013 : deux tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre accumulées dans l’atmosphère depuis le début de la révolution industrielle ont été causées par seulement... 90 entreprises ! A l’exception de sept entreprises productrices de ciment, ce sont toutes des compagnies énergétiques produisant du charbon, du pétrole et du gaz.
Leurs dirigeants ont une réponse toute prête : derrière ce ciment, ce charbon, ce pétrole ou ce gaz, il y aurait, en dernière instance, des choix de consommation individuels, qu’ils soient directs – pour se déplacer ou chauffer son logement – ou indirects – via les produits que nous achetons. Peut-être. Mais les consommateurs n’ont en réalité que les choix qui leur sont effectivement offerts. Et les multinationales ont tout fait, depuis des années, pour bloquer toute politique ambitieuse, que ce soit au niveau français ou européen, qui s’attaquerait aux émissions de gaz à effet de serre à la racine, en les obligeant à changer de modèle ou en favorisant l’émergence d’alternatives. Même la fiscalité écologique demeure très largement supportée par les ménages modestes, tandis que les grandes entreprises polluantes ou les utilisateurs de kérosène en sont largement exonérés.
En amont des stations service, Total freine la transition vers les énergies renouvelables
Pour alimenter les stations-service françaises, Total, cinquième plus grande compagnie mondiale de pétrole et de gaz, exploite des sources d’énergies parmi les plus polluantes, comme le gaz de schiste et le pétrole issu des sables bitumineux au Canada. Loin de se préparer à une fin progressive des hydrocarbures pour préserver le climat, la multinationale française affiche aujourd’hui sa volonté d’aller forer toujours plus loin et plus profond, quitte à fragiliser l’Arctique, à menacer des parcs naturels africains ou à multiplier les risques de marée noire en forant les sous-sols océaniques au large du Brésil. Et le gouvernement facilite la tâche du pétrolier : le 23 octobre dernier, il lui a accordé une licence pour procéder à des forages offshore au large de la Guyane. La France a pourtant officiellement voté la fin de l’exploitation des hydrocarbures sur son territoire, y compris d’outre-mer, d’ici 2040...
Lire à ce sujet : Total, une stratégie climat en trompe l’oeil.
Faut-il, dans ces conditions, s’étonner que le bilan carbone de Total soit catastrophique ? Selon un rapport publié en juillet 2017 par l’ONG Carbon Disclosure Project, Total est le 19ème plus gros pollueur mondial. Sur la période allant de 1988 à 2015, la compagnie pétrolière est responsable de 0,9% des émissions industrielles de gaz à effet de serre. Pour l’année 2015, le groupe français a émis – directement ou indirectement – environ 311 millions de tonnes en équivalent CO2 dans les quelque 130 pays où il est implanté. Soit l’équivalent des deux tiers des émissions en France ! [2] De Paris à Washington en passant par Bruxelles, Total continue de faire pression avec le reste de l’industrie pétrolière pour freiner une véritable transition vers les énergies renouvelables ou empêcher toute régulation contraignante en matière d’émissions de gaz à effet de serre. Douze maires français menacent d’ailleurs de poursuivre Total en justice pour sa responsabilité dans l’inaction politique face à la crise climatique. Plusieurs villes américaines ont déjà entamé de telles poursuites.
Fer de lance du chauffage électrique, EDF retarde aussi la transition énergétique
Autre point clé du questionnaire du grand débat national : le chauffage. Plus de neuf millions de logements français se chauffent aujourd’hui à l’électricité, soit autant que dans tout le reste de l’Europe ! Pourquoi cette passion française pour les radiateurs électriques très coûteux, polluants et inefficaces ? Elle est liée au programme nucléaire et à une politique privilégiant l’électricité, lancés par le gouvernement dans les années 1970 alors que les coûts du pétrole s’envolaient (notre enquête).
Depuis un demi siècle, EDF n’a jamais cessé de défendre l’atome. Aujourd’hui encore le coût du nucléaire est la principale explication du retard français en matière d’énergies renouvelables. EDF voit dans les renouvelables un simple complément au nucléaire. Lors de la préparation de la loi sur la transition énergétique, l’entreprise est parvenue à noyauter totalement le débat (notre enquête) et à retarder considérablement les objectifs de sortie de l’atome et de fermeture de la centrale de Fessenheim.
Initialement prévue pour 2025, la réduction à 50% (au lieu de 72%) de la part d’électricité issue de l’énergie nucléaire a été reportée par le gouvernement à 2035. Dans le même temps, EDF fait pression pour maintenir ses centrales à charbon en activité, au nom du maintien de l’emploi, en refusant d’assumer la responsabilité de la reconversion de ses installations polluantes. Un document interne de BusinessEurope, le plus important lobby patronal européen, montre comment les multinationales comme EDF ou Engie s’opposent, pour préserver leurs profits, à tout objectif climatique plus ambitieux au niveau de l’Union européenne. Face à ces blocages, de nombreux collectifs citoyens mais aussi des collectivités développent l’autonomie énergétique à l’échelle de leur territoire.
L’industrie automobile pousse au développement des SUV, gros consommateurs de carburant
La France a longtemps été, aussi, la championne européenne du diesel, encouragée depuis les années 1980 par les responsables politiques, industriels et professionnels du transport. Suite au scandale du « Dieselgate » en septembre 2015 chez Volkswagen [3], il apparait très vite que d’autres constructeurs automobiles sont impliqués, dont Renault puis PSA. En dépit des incertitudes sur les émissions réelles des voitures, les coûts sociétaux associés à la pollution de l’air générés par les véhicules de Renault (dépenses d’assurance maladie, mesures de prévention de la pollution...) ont été estimés à 153 millions d’euros en 2016 [4].
Si les véhicules diesel n’ont plus la cote, les constructeurs automobiles – dont Renault et PSA – inondent désormais le marché européen avec les SUV (Sport Utility Vehicles), croisement entre 4x4 et monospace (35 % des ventes en 2018). Or, ces modèles étant plus lourds, leur consommation en carburant est très élevée. Prenant plus d’espace car plus longs et plus larges, ils posent également problème en ville. En parallèle, les constructeurs délaissent les petites citadines.
Fortes incitations à l’achat de véhicules électriques, dont on ignore la consommation réelle
Résultat de la crise du diesel et du développement des SUV : les émissions de CO2 des constructeurs comme Renault et PSA sont reparties à la hausse. Toute l’industrie automobile a passé l’année 2018 à essayer de bloquer les ambitieux objectifs de réduction proposés par l’UE à l’horizon 2030. Les citoyens sont-ils en mesure d’inverser cette situation ? Pour l’heure, le gouvernement incite à s’équiper en véhicules électriques et vise les 1,2 million dès 2023 (contre 43 000 en 2017). Problème : personne ne connaît les consommations réelles de ces véhicules. Après les scandales sur le diesel, faut-il vraiment faire confiance aux données fournies par les constructeurs de véhicules électriques ?
Présenté comme « propre », le véhicule électrique requiert la consommation de minerais, en particulier du cobalt pour les batteries. En amont de la chaine de fabrication, des milliers d’enfants travaillent ainsi dans des mines de cobalt de la République démocratique du Congo. Par ailleurs, la voiture électrique ne résout pas les problèmes de pollution et d’émissions liés au freinage et aux pneus. Le gouvernement, en donnant la priorité au véhicule électrique et en subventionnant allégrement les industriels, écarte tout autre scénario pour une vraie politique de mobilité et transport alternative [5]. Au contraire : il continue à favoriser la construction de nouvelles autoroutes un peu partout en France, pour le plus grand profit des groupes de BTP comme Vinci.
Isolation du logement : les fournisseurs historiques de l’énergie épinglés pour leurs mauvaises pratiques
Le gouvernement affiche l’objectif de 100 000 logements HLM annuels rénovés par les bailleurs sociaux, et 250 000 logements particuliers rénovés par an. Plusieurs aides à la rénovation énergétique sont mobilisables. Mais qu’en est-il des pratiques d’EDF et Engie, les plus gros producteurs et fournisseurs d’énergie en France, devenus aussi les principaux maîtres d’œuvre des économies de chauffage dans les bâtiments ? Selon une étude menée par des professionnels du secteur sur une centaine d’appels d’offres publics, entre 2012 et 2014, portant sur les marchés de services énergétiques, EDF et Engie, ont remporté 78 % des contrats. Or, comme le montre cette enquête de Mediapart, il est difficile de vendre tout et son contraire dans un même contrat. Pour la Coalition France pour l’efficacité énergétique (CFEE), qui regroupe des entreprises, associations, copropriétaires et consommateurs, il est urgent de séparer la fourniture d’énergie de la prestation d’efficacité énergétique.
Quant au secteur de l’immobilier et du BTP, il a d’autres priorités - notamment celle de tirer le maximum de profits possibles des chantiers du « Grand Paris » et de la hausse du prix des logements qui en découlera. Ceci au prix d’une nouvelle vague de bétonage autour de la capitale, contribuant à aggraver les émissions de gaz à effet de serre et les conséquences du réchauffement climatique comme les îlots de chaleur urbain.
A leur échelle, des pionniers de la transition tentent de prendre les choses en main. La paille, matériau isolant bon marché, abondant, peu polluant et ultra-performant, s’invite désormais dans les bâtiments publics grâce à quelques élus volontaristes. Construction de maison écologique à petit prix grâce à l’ « open source », développement de projets d’habitat coopératif, centre d’expérimentation pour apprendre à éco-construire... Les initiatives foisonnent partout en France. Même en ce qui concerne l’un des projets emblématiques du Grand Paris, EuropaCity, agriculteurs et militants écologistes ont uni leurs forces pour élaborer un projet alternatif détaillé.
L’élevage industriel, responsable de 15 % des émissions dans le monde
Qu’en est-il de la consommation au quotidien, comme les simples achats alimentaires dans les supermarchés ? La grande distribution continue de s’approvisionner massivement auprès d’exploitations industrielles. Celles-ci émettent des gaz à effet de serre – par exemple via le recours massif à des engrais chimiques – et réduisent le stockage de CO2 dans les sols. Au contraire de l’agriculture biologique aujourd’hui délaissée par le gouvernement.
L’élevage en particulier (viande et lait), contribue de manière significative au réchauffement des températures globales, notamment à cause de la déforestation et autres changements d’utilisation des terres qu’il implique. Selon un rapport de l’ONG Grain, l’élevage industriel serait responsable d’environ 15% des émissions de gaz à effet de serre. Grain a également calculé les émissions des 20 plus importants producteurs mondiaux de viande ou de lait, parmi lesquels le groupe français Lactalis, avec 24 millions de tonnes de carbone par an. En juillet 2018, l’ONG publiait de nouvelles données révélant que les cinq plus grandes entreprises de production de viande et de produits laitiers dans le monde (JBS au Brésil, Dairy Farmers of America, Tyson et Cargill aux États-Unis, et Fonterra en Nouvelle-Zélande) étaient responsables de plus d’émissions annuelles de gaz à effet de serre qu’ExxonMobil, Shell ou BP.
Face à une grande distribution à la traine sur la transition agroécologique, les citoyens créent là encore leur propre supermarché bio, des coopératives alimentaires, encouragent l’agriculture biologique et locale dans les cantines, soutiennent la permaculture et l’agriculture sans pesticide, misent sur l’autonomie alimentaire...
Et si le gouvernement et les multinationales cessaient de vouloir donner des leçons aux citoyens en matière de transition écologique, et commençaient à répondre à leurs interpellations, à s’inspirer de leurs initiatives et surtout à les soutenir ?
Sophie Chapelle, avec Olivier Petitjean
Photo : CC Lyza