En photo : Hommage à la militante féministe brésilienne Marielle Franco, élue municipale de gauche à Rio, assassinée le 14 mars 2018 avec son chauffeur par des hommes armés à Rio, avec des balles provenant d’un lot de cartouches de la police fédérale / CC Midia Ninja.
Basta ! : Pourriez-vous nous rappeler la raison d’être de la déclaration des Nations unies sur les défenseurs des droits de l’homme – adoptée en 1998 –, et pourquoi votre mandat de « rapporteur spécial » a été créé deux ans plus tard ?
Michel Forst [1] : Les droits inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 sont des droits proclamés. Il faut ensuite les faire vivre de manière effective. C’est ce que font, sur le terrain, les défenseurs des droits humains, qui peuvent être aussi bien des défenseurs de l’environnement, des droits et des libertés individuels, ou encore des défenseurs des droits économiques, sociaux et culturels... A partir des années 1980, Un groupe de diplomates, d’ONG et d’États, au premier rang desquels la Norvège, ont voulu adopter une définition – via une déclaration de l’Assemblée générale des Nations unies – permettant de protéger ces personnes.
En 1998, leur travail a abouti à ce que l’on appelle la déclaration des Nations unies sur les défenseurs des droits de l’homme. Deux ans plus tard, ces mêmes pays on voulu créer un instrument plus contraignant que le texte seul. Un rapporteur spécial a été nommé par la Commission des droits de l’homme. Son mandat, au nom des Nations unies, lui permet de se déplacer dans les pays pour y observer la situation, de publier des rapports, d’intervenir auprès des gouvernements sur des cas individuels. Le rapporteur peut communiquer publiquement sur certaines situations importantes, mais aussi déclencher la mise en œuvre de mesures de protection pour des défenseurs menacés.
Quel type de personnes est-ce que cela concerne ? Qui sont les défenseurs des droits humains ?
Les États ont adopté une définition très large, étendue, de ce qu’est un défenseur des droits humains. L’article 1 de la déclaration parle de tout individu, groupe ou organe de la société – comme une ONG, un syndicat, une association ou des mouvements sociaux, au sens large. Mais un individu n’a pas obligatoirement à être membre d’une organisation pour être reconnu défenseur. La définition inclut également des institutions nationales. Dans la pratique, je reçois des demandes d’intervention concernant des journalistes, des lanceurs d’alerte, des blogueurs, syndicalistes, membres d’ONG, des magistrats, des activistes – comme les personnes qui aident les migrants en France, en Italie ou d’autres pays. Toutes ces personnes sont considérées par les Nations unies comme des défenseurs, et bénéficient par conséquent d’une protection internationale.
Cependant, à l’heure actuelle cette définition – qui avait initialement été adoptée par consensus entre tous les États – est vivement attaquée par un groupe de pays, environ une quinzaine emmenés notamment par la Russie, et parmi lesquels on trouve le Venezuela, le Nicaragua, le Burundi, la Hongrie, et d’autres pays. Ils tentent d’obtenir une définition bien plus restreinte des défenseurs, n’incluant que des organisations officiellement enregistrées et reconnues par l’État. L’idée sous-jacente, bien-sûr, n’étant pas de donner cette autorisation à tout le monde, et certainement pas aux plus critiques...
Pour la première fois, en mars dernier, alors que je présentais mon rapport devant le Conseil des droits de l’homme à Genève, la Russie – qui ne fait même pas partie du conseil – a demandé l’abolition de mon mandat. Si la bataille était gagnée – mais à ce jour, je ne pense pas qu’elle le sera – ce serait un coup dur porté au mandat ainsi qu’à la protection des ONG, et des défenseurs des droits humains dans le monde entier.
Cette vision restrictive a-t-elle néanmoins une chance de l’emporter ?
A ce stade, ces États mènent ce combat pour le principe. Mais il y a toujours une large majorité de gouvernements qui soutiennent l’idée selon laquelle le mandat du rapporteur spécial doit rester tel qu’il est, et que la définition des défenseurs des droits humains la plus large possible est aussi celle qui convient le mieux au droit international.
Quel bilan faites-vous, depuis le début de votre mandat en 2014, de la situation des défenseurs des droits humains dans le monde ? Ces derniers sont, dites-vous, de plus en plus ciblés...
Oui, le bilan est inquiétant, en tous cas à court terme. On voit une augmentation du nombre d’assassinats politiques des défenseurs des droits humains. On estime qu’environ 3500 d’entre-eux ont étés tués depuis 2000, dont plus de 1100 sur les trois dernières années, entre 2015 et 2017. Il y a une augmentation très importante du nombre d’assassinats, notamment en ce qui concerne des défenseurs des droits de l’environnement, dans des pays comme la Colombie, le Mexique, le Honduras ou le Guatemala. Ainsi que dans certains pays en Asie, mais l’Amérique centrale et l’Amérique latine sont les plus touchées par le phénomène. Dans ces pays, on voit le taux d’homicide général diminuer, et pourtant le taux d’homicide des défenseurs augmente.
Il y a une campagne mondiale de diffamation et de criminalisation visant les défenseurs, y compris dans certains pays d’Europe comme la Hongrie, la République Tchèque, la Pologne, mais aussi dans une moindre mesure en Autriche, en Allemagne, en France ou en Italie. Les défenseurs sont présentés comme des empêcheurs de tourner en rond, des alliés de l’étranger... C’est une tendance qui concerne la quasi-totalité des pays, et qui révèle l’existence d’une véritable offensive, bien que n’étant pas concertée, contre ces femmes et ces hommes qui essaient tout simplement de faire vivre les droits issus de la Déclaration universelle. Alors que l’on vient de fêter son 70ème anniversaire, les attaques contre les défenseurs sont de plus en plus fortes.
Vous évoquez la France : quel bilan faites-vous de la situation dans l’Hexagone ?
En France, le point le plus préoccupant concerne la situation des défenseurs des droits des migrants. A Vintimille, à Calais, dans les Alpes-Maritimes avec le cas de Cédric Herrou, et de toutes les personnes qui apportent une aide aux migrants. Dans ce cas, ce sont principalement des personnes, à titre individuel, qui revendiquent le fait de pouvoir mener une action indépendante, désintéressée, pour soutenir les migrants. Mais les autorités considèrent leur action comme contraire à l’ordre public, ou en tous cas à leur ordre public. Pour le reste, le cadre général est plutôt satisfaisant, en tous cas sur la question spécifique des défenseurs des droits humains.
Comment expliquez-vous cette dégradation plus générale de la situation ?
Je n’ai pas nécessairement d’explication globale. Des campagnes de stigmatisation sont menées un peu partout dans le monde. On observe une montée des extrémismes en Europe, l’arrivée au pouvoir de personnes comme Trump aux États-Unis, comme Bolsonaro au Brésil... De nouveaux dirigeants émergent, qui n’hésitent pas à s’attaquer aux protecteurs des libertés fondamentales. Un autre trait particulier du contexte est la lutte contre le terrorisme, souvent invoquée par les États pour s’en prendre de manière directe ou indirecte à toute personne qui remet en cause l’ordre public, ou le besoin de surveillance qui s’exprime de plus en plus ouvertement.
On voit des défenseurs qui sont mis sur écoute, arrêtés de manière préventive, maltraités plus ou moins gravement selon les pays. Et cette criminalisation, qui consiste à attaquer les défenseurs en invoquant la loi, est bien un phénomène très lié à la lutte contre le terrorisme. J’ai aussi été frappé par le nombre de représailles frappant des défenseurs qui essaient se s’adresser à moi ou aux Nations unies, et qui en retour sont arrêtés, comme en Égypte, aux Philippines, au Bahreïn, en Arabie Saoudite, au Burundi... Autant de pays qui sont pointés du doigt par les Nations unies.
Enfin, à côté de la répression menée par les États, on voit apparaître de nouveaux acteurs très dangereux pour les défenseurs. Ils l’ont en fait probablement toujours été, mais on ne l’avait peut-être pas suffisamment relevé par le passé. Ce sont notamment les firmes internationales. En particulier l’industrie extractive, l’agro-alimentaire ou les grands projets de barrage. Ces entreprises s’en prennent parfois aux populations autochtones ou à de simples paysans, souvent avec la complicité de l’État et l’appui de forces de sécurité, privées ou publiques. Il s’agit de menacer, voire de tuer des défenseurs de l’environnement, ou encore des populations indigènes.
Diriez-vous que vous êtes isolé face à cette évolution ? Ou bien suscite-t-elle des réactions, et pouvez-vous compter sur certains alliés ?
Depuis vingt ans, un certain nombre d’alliés se sont manifestés, notamment des États qui ont créé de nouveaux mécanismes de protection des défenseurs. La plus en pointe est l’Union européenne, qui a désormais toute une politique tournée vers les défenseurs, avec un budget important qui a permis la création d’ONG spécialisées. L’Europe finance également sur le terrain des mécanismes de protection. Par exemple, si un défenseur est en danger de mort au Burundi, l’UE peut, en l’espace de deux heures, lui faire quitter le pays et le mettre à l’abri à Nairobi (capitale du Kenya, ndlr) ou à Kampala (en Ouganda). C’est un budget qui permet, en urgence, de délocaliser les défenseurs en danger. Ensuite, des mécanismes de protection ont été développés sur le plan national avec parfois, pour les pays les plus dangereux, des dispositifs très lourds. Par exemple le Mexique, la Colombie, le Honduras, ont un mécanisme national de protection qui implique des voitures blindées, des gilets pare-balles, des gardes du corps. Tout cela coûte une fortune à ces pays.
Il y a aussi beaucoup d’ONG, sur le terrain, qui sont aux côtés des défenseurs, qui vivent avec eux, les protègent. Par exemple les Brigades de paix internationales, qui sont des personnes – souvent des Français, des Anglais ou des Américains – qui partent vivre avec les défenseurs les plus menacés, restent à leurs côtés... L’idée est que l’on osera pas attaquer un défenseur s’il est physiquement accompagné par un occidental, parce que l’on craint d’éventuels problèmes diplomatiques avec ces pays. Cela fonctionne plutôt bien. Il y a aussi un réseau qui a été développé avec l’aide de l’UE et des États-Unis, celui des « villes refuges », dans lequel des familles entières sont parfois relocalisées, avec par exemple la scolarisation des enfants. Un soutien réel s’est donc mis en place au niveau international, de la part de quelques États notamment.
De quels États en particulier viennent les financements qui alimentent ces programmes ? Qui joue le jeu sur ce point ?
On a d’une part l’Union européenne, avec un budget de l’ordre de 500 millions d’euros sur trois ans, ainsi qu’un groupement d’États emmenés par les États-Unis, avec la Norvège, la Suède, la Suisse, le Liechtenstein... Puis des États individuellement, comme l’Irlande, la Finlande, le Canada, qui consacrent des fonds assez importants au soutien des défenseurs. Les ambassadeurs de ces pays peuvent également intervenir sur le terrain, par l’observation de procès, ou en affichant sur le terrain leur soutien à certains défenseurs. Il y a tout un réseau qui est d’un réel soutien, et qui finance également une partie de mes activités.
Le discours qui consiste à dire, "De toutes manières aujourd’hui, plus personne ne respecte les droits humains et leurs défenseurs", est donc à prendre avec précautions ? Certains États jouent toujours le jeu...
Oui, mais la question pour ces pays est celle de la cohérence. C’est à dire qu’ils doivent être aussi cohérents en interne qu’ils peuvent l’être à l’extérieur. Un pays comme la France par exemple, au delà de la seule question des défenseurs, a certainement des progrès à faire dans d’autres domaines. Mais je trouve intéressant de voir ces pays ne pas hésiter à prendre publiquement la parole. Récemment, sur l’affaire Khashoggi, le Canada n’a pas hésité à s’exprimer publiquement de manière assez forte [2]. Ces pratiques jouent un rôle intéressant, en faisant connaître le mécontentement d’un État quand des défenseurs sont attaqués.
La cohérence ne manque-t-elle pas aussi, parfois, sur le plan extérieur ? La France a été plus discrète vis-à-vis de Ryad concernant l’affaire Khashoggi ou les militantes emprisonnées, de même qu’elle l’est vis-à-vis de la répression terrible des activistes en Égypte...
Tout à fait. Il y a des considérations d’ordre diplomatique qui interviennent, et nous savons que cette diplomatie fait souvent une large place aux intérêts économiques. En tous cas, c’est ce qui se passe avec la France. Et bien évidemment, les États avec lesquels un pays a de fortes relations économiques sont des États qui sont probablement moins ciblés que d’autres par la diplomatie. Il est effectivement d’autant plus facile de prendre la parole que l’on a pas de relations diplomatiques avec un pays donné, et que des marchés ne risquent pas de vous échapper.
Propos recueillis par Thomas Clerget