Cet entretien a été initialement publié sur le site du média indépendant brésilien Agência Pública, le 28 janvier 2019.
L’une des milices de Rio, dénommée le « Bureau du crime », a été la cible mi-janvier d’une opération policière baptisée « Les intouchables ». L’une des personnes visées par l’opération est un ancien capitaine de la police militaire, Adriano Magalhães da Nóbrega, accusé d’être l’un des dirigeants du « Bureau du crime », et soupçonné d’être impliqué dans la mort de Marielle Franco. La populaire conseillère municipale du parti de gauche PSOL a été assassinée en pleine rue en mars 2018. Autre élément troublant : la mère et la femme du milicien mis en cause ont travaillé au sein du bureau de Flávio Bolsonaro, l’un des fils du président Jair Bolsonaro, élu à l’assemblée législative de l’État de Rio avant de devenir sénateur au Parlement fédéral en octobre 2018.
D’où viennent ces milices ? Qui les composent ? Comment ont-elles pris le contrôle de plusieurs quartiers de la mégapole brésilienne ? Quelles sont leurs liens avec le monde politique ? Le sociologue José Cláudio (Université fédérale rurale de Rio de Janeiro, UFRRJ) étudie ces milices depuis 26 ans et a écrit le livre Des Barons à l’extermination : l’histoire de la violence à la Baixada Fluminense. Il répond à ces questions, interviewé par le site d’information indépendant brésilien Agência Pública, partenaire de Basta !. Il résume : « À Rio, la milice, c’est l’État. »
Agência Pública : Comment sont nées les milices de Rio de Janeiro ?
José Cláudio [1] : Elles sont apparues à l’époque de la dictature militaire [1964-1985]. Des escadrons de la mort se constituent en parallèle à la la mutation de la police militaire, en 1967, comme une force auxiliaire de l’armée. Ces milices se définissent alors comme des « groupes d’extermination » composés d’officiers de la police militaire et d’autres agents de sécurité agissant comme tueurs à gage. Ces escadrons de la mort fonctionneront à pleine puissance dans les années 1970. Ensuite, dans les années 1980, avec la démocratisation, les mêmes commencent à se présenter à des élections. Ils se font élire maires, conseillers municipaux ou députés.
José Cláudio, sociologue. ©Mariana Simões/Agência Pública.
À la fin des années 1990, on a déjà le prototype de ce que sont aujourd’hui les milices de Rio de Janeiro. Elles sont alors associées aux occupations et distribution de terrains dans les zones urbaines de la Baixada Fluminense [la grande périphérie de Rio où se créent des favelas avec l’afflux de nouveaux habitants]. Des leaders miliciens émergent. Ce sont des policiers, des pompiers, des agents de sécurité. Ils agissent contre le trafic de drogues tout en établissant une structure de pouvoir basée sur la collecte de taxes, sur la vente de services et de biens urbains tels que l’eau, les décharges, les terrains.
Quelle est l’histoire du quartier de Rio das Pedras, réputé comme étant le berceau des milices de Rio ?
Rio das Pedras [un des grands quartiers de favelas de Rio] est une communauté en expansion où vit une population très pauvre originaire du Nord-est du Brésil. De nombreux terrains n’y sont pas constructibles car très instables. Il n’y a qu’une étroite bande de terres sur laquelle on peut construire, qui appartenait à l’État ou à des particuliers qui n’avaient pas les moyens d’y rester. La milice en a pris le contrôle, les a occupés et légalisés - parfois via la mairie elle-même, en payant les retards d’impôt fonciers. Après avoir pris le contrôle des terrains disponibles, la milice a expérimenté dans ce quartier son premier système de collecte de taxes auprès des commerçants.
Aujourd’hui, combien existe-t-il de milices à Rio ?
Il y en a beaucoup. Dans presque toutes les municipalités de la région périphérique de la Baixada Fluminense, des milices sont présentes. La ville de Seropédica, par exemple est aujourd’hui dominée par des miliciens. Il facturent des « taxes de sécurité » aux commerçants. Les moto-taxis doivent, par exemple, payer aux milices 80 reais (20 euros) par semaine pour travailler. Les marchands ambulants de popcorn paient de leur côté 50 reais (environ 12 euros) par semaine. Il y a aussi des gravières clandestines contrôlées par les milices.
Dans quelles autres affaires illégales les miliciens agissent-ils ?
Dans le quartier de Duque de Caxias, ils volent du pétrole des oléoducs de Petrobras et fabriquent des mini-distilleries dans des maisons de particuliers. Ils vendent du carburant frelaté. Ils construisent des décharges clandestines et y enterrent les ordures de ceux qui paient. C’est 1000 reais (environ 250 euros) par camion. Il peut s’agir de déchets contaminants, de déchets industriels, de déchets hospitaliers. Ils contrôlent aussi la distribution d’eau, de gaz, de cigarettes et de boissons. Et ils traitent avec certaines factions de trafiquants de drogue.
Lors de l’opération de police dirigée contre une milice de Rio, les médias évoquent un groupe, engagé pour tuer, le « Bureau du crime ». Est-ce courant ?
Je n’ai jamais entendu parler d’une milice qui ne pratiquait pas d’exécutions sommaires. Normalement, la milice a une équipe ou un groupe responsable des exécutions. Le commerçant qui ne veut pas payer, l’habitant qui ne se soumet pas. Pour n’importe quel conflit avec les intérêts de la milice, ce bras armé est appelé. Et il tue.
La spécificité des milices, c’est en fait la gamme de services qu’elles offrent au-delà de l’exécution sommaire et de la sécurité : de l’eau, des bouteilles de gaz, la captation illégale des signaux des chaînes TV payantes, le transport clandestin de personnes, des terrains, des immeubles. Les milices diversifient leurs rentes. Elles sophistiquent également leur management.
Jair Bolsonaro, président du Brésil, et son fils Flávio Bolsonaro, sénateur, ancien député de l’assemblée législative de l’État de Rio. Reproduction Facebook
Les milices contrôlent également des biens publics...
La base d’une milice est le contrôle militarisé de zones géographiques. L’espace urbain lui-même devient alors une source de gain. Si on contrôle militairement, avec des armes, par la violence, cet espace urbain, on fait de l’argent avec. De quelle manière ? On vend des immeubles. Par exemple, il y a eu un programme du gouvernement fédéral appelé « Minha Casa, Minha Vida » (« Ma maison, Ma Vie »). C’était un programme de l’État fédéral pour aider les familles défavorisées à financer la construction d’un logement. Des maisons ont bien été construites. Mais ensuite, des milices ont pris militairement le contrôle de certaines zones et ont déterminé qui occuperait ces logements. Elles ont même fait payer des taxes aux résidents.
Dans la municipalité de Duque de Caxias, un nombre important d’écoles publiques n’est pas approvisionné en eau par l’Agence régionale de fourniture d’énergie et d’eau de l’État de Rio. Alors, elles achètent des camions-citerne. Qui est le vendeur ? Qui a remporté l’appel d’offres pour la distribution d’eau à un prix absurde par moyen de ces camions-citerne ? Des gens liées aux milices. Rio de Janeiro et sa périphérie sont de grands laboratoires d’illégalités, qui s’accumulent pour renforcer une structure de pouvoir politique, économique et culturel, géographiquement établie et basée sur la violence et le contrôle armé.
Les milices comblent-elles le vide laissé par l’État ?
Il y a une continuité entre l’État et les milices. Le milicien se fait élire. Il a des rapports directs avec l’État. Il est l’agent de l’État. Ce n’est pas que l’État est absent. C’est en fait l’État qui détermine qui assurera le contrôle militarisé et la sécurité de cette région. Des miliciens deviennent députés, conseillers municipaux, secrétaire de l’Environnement. Ce n’est pas un pouvoir parallèle, c’est le pouvoir de l’État lui-même. Un État qui s’impose par des opérations illégales et devient plus puissant que ce qu’il l’est dans la sphère légale. Parce qu’il va alors déterminer votre vie de manière totalitaire. Vous ne pouvez pas vous y opposer.
Mais c’est la population qui élit ces miliciens...
Ne me dites pas que les habitants de ces communautés des favelas agissent de connivence avec ce système. La population de la région a certes élu Flávio Bolsonaro, qu’on découvre aujourd’hui avoir des possibles liens avec ces miliciens. Mais quelles sont les conditions de vie de cette population ? Elle est soumise à des conditions de misère, de pauvreté et de violence imposées. Cinq décennies de présence de groupes d’extermination dans ces municipalités et ces quartiers de la périphérie de Rio ont abouti à 70 % de votes pour Jair Bolsonaro dans la zone de la Baixada aux dernières présidentielles. Trois mandats du Parti des travailleurs (PT) au gouvernement fédéral, soit 14 ans au pouvoir, n’ont pas réussi à changer ce système. Le PT a certes distribué le Bolsa Família [programme gouvernemental d’aide aux populations les plus pauvres, établi à l’arrivée de Lula à la présidence, en 2003, ndlr], mais cela n’a pas suffi.
Existe-t-il des liens économiques entre les miliciens et les hommes politiques ?
Oui. Des politiciens sont élus avec l’argent des milices. L’argent de la milice financera le pouvoir d’un homme politique comme Flávio Bolsonaro. En retour, son pouvoir politique favorisera les affaires des miliciens. Le système se perpétue ainsi.
Vous avez mentionné le cas de Flávio Bolsonaro : qu’est-ce qui lie le bureau d’un élu à un milicien ? Comment en est-il arrivé à employer la mère et l’épouse du milicien Adriano Magalhaes da Nobrega, accusé d’avoir dirigé l’une des milices de Rio ?
Le lien, c’est d’abord le discours politique de la famille Bolsonaro, à commencer par son père, puis par ce que le père projette politiquement sur ses enfants. Ils sont tous les héritiers du discours d’élus comme le commissaire de police Sivuca [José Guilherme Godinho Sivuca Ferreira, élu député fédéral en 1990], qui a inventé l’expression « un bon bandit est un bandit mort ». Ce discours s’est perpétué. Bien sûr que les miliciens soutiendront ce discours et gagneront en force avec lui. C’était le programme défendu par Jair Bolsonaro dans sa campagne électorale. Il a dit : « Les policiers militaires sont les héros de la nation. » Nous avons ici des secteurs qui, depuis la dictature militaire, ont toujours fonctionné dans l’illégalité, avec des exécutions sommaires, et qui apprécient ce discours. C’est de la musique à leurs oreilles. Ce n’est pas pour rien que Flávio Bolsonaro a rendu hommage, à l’assemblée législative de Rio, à deux miliciens détenus.
Le milicien Adriano Magalhaes da Nobrega, par le moyen de son épouse et de sa mère employées au bureau de l’élu, crée un lien immédiat avec Flávio Bolsonaro, et lui donne du pouvoir en retour. Dans sa communauté, il sera connu comme celui qui peut résoudre les problèmes. De cette façon, on crée une structure de pouvoir familiale. C’est ce que les Bolsonaro défendent, la structure familiale. Si on enquête un peu plus, on voit que ce pouvoir est aussi religieux. Car des églises évangéliques sont aussi liés à ce système.
Adriano Magalhães da Nóbrega est accusé de diriger la milice de Rio das Pedras et d’appartenir au groupe d’extermination Bureau du crime.
La population soutient-elle les milices ?
Lorsqu’elles apparaissent dans un quartier, les milices se présentent comme une force qui s’oppose au trafic. Alors, la population les soutient. Mais avec le temps, la population constate que quiconque s’oppose aux milices est tué, que les milices contrôlent progressivement le commerce. La population commence alors à en avoir peur et ne les soutient plus autant. C’est toujours ce processus qui se répète.
Les miliciens ont-ils aussi le pouvoir de manipuler les votes en période électorale ?
Les milices contrôlent avec précision les votes, le titre de l’électeur, le lieu de vote de chaque électeur, le nombre de votes qu’il y aura à tel endroit. Ils sont en mesure d’identifier qui n’a pas voté pour leurs candidats.
N’y a-t-il pas d’autres actions judiciaires pour démanteler ces structures miliciciennes, à l’image de la récente opération dans le quartier de Rio das Pedras ?
L’opération « Intouchables » de Rio das Pedras est peut être historique. Mais je reste très critique sur ce type d’opération. Vu que les milices forment un très grand réseau, pour chaque personne arrêtée, 100 personnes peuvent prendre sa place. Si on maintient le fonctionnement de la structure économique et politique qui porte les milices, les milices se perpétueront. En général, les opérations de police ne font que toucher au trafic. Or, les milices sont plus puissantes que le trafic.
Des miliciens arrêtés dans le cadre de l’opération « Les Intouchables » faisaient partie du « Bureau du crime », présumé impliqué dans la mort de la conseillère municipale Marielle Franco, assassinée le 14 mars 2018. Fin 2018, Richard Nunes, secrétaire à la Sécurité publique de Rio, a déclaré que le meurtre était lié à l’accaparement de terrains. Pensez-vous que Marielle Franco a été tuée parce qu’elle perturbait les affaires des miliciens ?
Marielle Franco avait le pouvoir de perturber les affaires des miliciens, de demander une investigation, d’exiger une enquête pour contraindre l’État régional et les médias à regarder ce qui se passe. Marielle Franco était soutenue par une base politique, qui n’était ni compromise, ni vendue. Elle était donc une figure menaçante pour les milices. L’autre élément, c’est qu’elle était une femme, une femme qui ne s’est jamais soumise. Les miliciens ne supportent pas les femmes avec ce profil, c’est ça la vérité. Marielle Franco a été assassinée, la juge Patricia Acioli a également été assassinée [en 2011 dans la périphérie de Rio, ndlr], Tânia Maria Sales Moreira, qui était procureur à Duque de Caxias, a été menacée de mort avant de décéder d’un cancer. Ces trois femmes avaient beaucoup de courage, beaucoup de détermination, elles ne se soumettaient pas. Ce genre de femmes, les miliciens ne peuvent pas le supporter. Ils vont les éliminer. La misogynie est totale.
Propos recueillis par Mariana Simões
Traduction : Bárbara D’Osualdo
Photo : peinture en hommage à Marielle Franco, assassinée à Rio en mars 2018. L’enquête cible l’une des miliciens liés à l’un des fils du président Bolsonaro / CC Midia Ninja
Cet entretien a été initialement publié sur le site du média indépendant brésilien Agência Pública, le 28 janvier 2019.
Un événement en hommage à Marielle Franco et contre les violences d’État est organisé à Paris le 16 mars (au CICP, 21 ter rue Voltaire, dans le 11è), en présence de plusieurs collectifs brésiliens, organisations de défense des droits humains et du député démissionnaire, car menacé de mort, Jean Wyllys (du parti de gauche Psol). Voir le programme sur le site d’Autres Brésils. |