Impunité

En France, moins de 2% des affaires de viols aboutissent à une condamnation en cour d’assises

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Malgré la réprobation dont le viol semble faire l’objet, ce crime reste très peu puni en France. Peu de victimes portent plainte, et la majorité des affaires ouvertes sont ensuite classées. Alors que le viol est passible des assises, la plupart des dossiers aboutissent au tribunal correctionnel pour « agression sexuelle », quand le chef d’accusation n’est pas requalifié en « violences volontaires » comme c’est le cas dans l’affaire d’Aulnay-sous-Bois. Comment expliquer un tel déni de justice ? Pour y répondre, des sociologues et des juristes ont examiné 400 dossiers judiciaires. A l’intolérable manque de moyens de la Justice s’ajoute un défaut de formation des policiers ou des juges, ainsi qu’une suspicion quasi-systématique envers les victimes.

En France, entre 5 et 10% des victimes de viol portent plainte et seulement 1 à 2% des viols aboutissent à une condamnation des auteurs en cour d’assises. « Ces chiffres s’accordent mal avec la réprobation sociale qui semble entourer ce crime », commente la sociologue Véronique Le Goaziou, qui signe une synthèse de recherches sur le devenir des plaintes pour viols. Menée pendant trois ans sur quatre juridictions (Nantes, Nîmes, Lille, Aix-en-Provence), par une équipe de sociologues et de juristes dans le cadre de l’Observatoire régionale de la délinquance et des contextes sociaux, cette enquête s’est penchée sur environ 400 dossiers de plaintes pour viols [1]. Pour la chercheuse, « L’enseignement majeur, c’est que le fonctionnement ordinaire de la Justice, ce n’est pas de juger, c’est de classer. Une large proportion des personnes sous main de justice pour des affaires de viols ne sont pas poursuivies. »

Au niveau national, 37% des auteurs de viol ont été poursuivis en 2012, et 36% en 2013. Les deux tiers [2] ont vu leur affaire classée par le parquet : la justice estime qu’elle manque d’éléments pour poursuivre l’agresseur présumé. « Le classement n’est pas une décision arbitraire, précise Jacky Coulon, secrétaire général de l’Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire). Le parquet peut revenir sur sa décision pour engager des poursuites [ce qui est extrêmement rare, ndlr], et la victime peut faire appel de la décision de classement ou engager elle-même des poursuites. » Parmi les victimes soutenues par l’association contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), beaucoup ont recours à une seconde plainte, quand la première est classée. « On parle alors de plainte avec constitution de partie civile, détaille Laure Ignace, de l’AVFT. Mais dans ce cas, leur dossier n’est pas du tout prioritaire. Elles doivent s’attendre à cinq ou six ans d’instruction. »

Un traitement inégal des dossiers... et des victimes

Pourquoi la justice classe-t-elle autant de plaintes ? Dans les dossiers classés examinés par Véronique Le Goaziou et ses collègues, les plaignantes étaient dans un état de conscience altérée au moment des faits, souvent à cause de l’alcool. Leur récit est alors très elliptique. « D’autres étaient en proie à des troubles mentaux ou psychologiques : elles tenaient des propos incohérents et parfois inintelligibles », ajoute la sociologue. Dans ces conditions, les magistrats ne prennent pas le risque de poursuivre parce qu’ils manquent d’éléments pour établir clairement ce qui s’est passé. « Le doute profite nécessairement à la personne poursuivie, en raison du principe de la présomption d’innocence », précise Jacky Coulon. Problème : le manque de cohérence d’un récit, les oublis, les doutes peuvent être des conséquences directes du traumatisme subi. « La non prise en compte du traumatisme est une vraie difficulté pendant les enquêtes, constate Laure Ignace. Il me semble inadmissible de s’arrêter au manque d’intelligibilité d’un récit pour classer un dossier. On prend le risque de trier les victimes, entre celles qui savent s’exprimer, utiliser les bons mots, et les autres. »

Pour Emmanuelle Piet, présidente du collectif féministe contre le viol (CFCV), le taux important de classements sans suite s’explique aussi par l’indigence des enquêtes de police : « Les équipe qui cherchent vraiment des éléments susceptibles de prouver qu’il y a eu un viol finissent par les trouver, juge-t-elle. Certains policiers manquent de formation, certes. Mais surtout, ils sont débordés. Ils ont un nombre élevé d’affaires à traiter, courent après le temps, ont du mal à prendre leurs congés. Ils ont moins le cœur à l’ouvrage. » « Il existe une grande disparité dans les enquêtes menées avant les classements sans suite, relève de son côté Véronique Le Goaziou. Parfois, un gros travail est réalisé, et parfois, c’est très succinct. Cela crée de fortes inégalités entre justiciables. »

Des victimes consentantes ?

Autre raison des classements : le retrait de plainte par les victimes elles-mêmes. « Il est possible de poursuivre, même si un ou une plaignante se rétracte, surtout s’il y a des victimes mineures, précise Clarisse Taron, du syndicat de la magistrature (SM). Des femmes retirent aussi leur plainte sous la menace de leur agresseur, surtout quand c’est leur conjoint. En même temps, de quel droit va-t-on lancer une procédure si la victime ne le souhaite pas ? » « L’État doit se manifester en poursuivant les personnes qui ont violé la loi pour rétablir l’ordre public », estime de son côté Laure Ignace. « Si elles étaient moins maltraitées, les victimes seraient moins nombreuses à retirer leur plainte, ajoute Emmanuelle Piet. Imaginez : vous êtes reçue dans un petit bureau inconfortable, bien souvent par des personnes débordées, avec parfois – en plus ! – une phrase qui vous met en garde contre les fausses déclarations. Et vous devez raconter le viol que vous avez subi ? »

Il existe des « représentations encore tenaces sur l’éventuelle contribution de la victime au viol qu’elle a subi », confirme Véronique Le Goaziou. Une femme auditionnée parle ainsi du calvaire qu’elle endure depuis des années avec son conjoint : insultes, menaces, coups dans le ventre lorsqu’elle était enceinte... Elle a fait divers séjours à l’hôpital. « Elle dénonce certaines pratiques sexuelles imposées, précise Véronique Le Goaziou, notamment des pénétrations vaginales et anales avec une matraque, lorsqu’elle n’est pas suffisamment obéissante. Au cours d’une audition, un enquêteur lui demande de préciser à nouveau comment son compagnon l’oblige à de telles relations. Elle dit qu’il la frappe. L’enquêteur lui demande alors si elle a l’habitude d’avoir des relations sadomasochistes avec son conjoint. » Ces suspicions sur les dires des victimes sont une quasi-constante : on leur demande comment elles étaient habillées, si l’agresseur leur plaisait, la manière dont elles ont résisté, voire si elles ont eu un orgasme.

Des viols requalifiés en « agression sexuelle »

Si peu de violeurs terminent devant une cour d’assises, c’est aussi parce que « la quasi totalité des auteurs de viols poursuivis sont renvoyés devant un tribunal correctionnel par le parquet », constate Véronique Le Goaziou. Le procureur ou le juge d’instruction demandent à déqualifier le crime de viol en délit d’agression sexuelle, qui relève alors du tribunal correctionnel. Avec cette déqualification, on « oublie » que la victime a été pénétrée. L’affaire du jeune Théo à Aulnay-sous-Bois illustre aussi cette réticence : l’enquête confiée à un juge d’instruction porte sur des « violences volontaires avec arme par personnes dépositaires de l’autorité publique » dont sont accusés quatre fonctionnaires de police, soupçonnés initialement de « viol en réunion ». Et ce, alors que la victime témoigne clairement d’un viol (voir son témoignage).

Moins long, moins cher, moins éprouvant qu’une cour d’assises où siège un jury populaire à qui il faut tout raconter : c’est ainsi que l’on vend la correctionnalisation aux victimes de viols, qui, du coup, n’en sont plus vraiment... « En correctionnel, on ne parle pas de viol : c’est interdit, souligne Emmanuel Piet, du CLCV. Par ailleurs la prescription passe de dix à trois ans. Il arrive que la Justice correctionnalise, avant de dire à la victime : "Non, désolé Madame, c’est prescrit. Au revoir." »

Pour justifier la correctionnalisation, le procureur ou le juge d’instruction parlent de la plus grande sévérité des magistrats professionnels qui siègent, seuls, en correctionnel, sans jury populaire. Mais cet argument ne résiste pas à la réalité : les peines de prison ferme sont largement supérieures aux assises, relève l’étude de Véronique Le Goaziou [3]. Et les juges professionnels n’ont pas nécessairement plus de tact envers les victimes que les jurés. En témoigne cette audience au cours de laquelle le procureur de la République a reproché à une victime de ne pas avoir crié, ni porté plainte tout de suite... avant de lui demander pourquoi elle avait attendu plusieurs heures avant de se laver.

« La correctionnalisation se fait nécessairement avec l’accord de la victime, explique Jacky Coulon, de l’USM. Elle a toujours la possibilité de refuser. » Selon le code de procédure pénale, pour qu’un viol soit correctionnalisé, la victime ne doit pas s’y être opposée. Comment le juge d’instruction le sait-il ? Mystère. Tout se fait oralement, souvent directement entre l’avocat et le juge d’instruction. « On reçoit un appel du juge d’instruction demandant si notre cliente serait d’accord pour correctionnaliser, illustre Laure Ignace qui a un temps été avocate. J’ai eu cette demande dans le dossier d’une mineure, une stagiaire de 17 ans qui avait subi deux fellations forcées très violentes de la part de son supérieur. Il y avait des preuves accablantes, y compris des traces ADN de l’agresseur. » D’abord opposée à la correctionnalisation, la victime a fini par dire oui, épuisée par quatre ans de procédure, et inquiète de devoir attendre encore plusieurs années si son agresseur devait être jugé aux assises. Pour les associations qui accompagnent les victimes, cette liberté de refus de la correctionnalisation est très relative.

Justice sans moyens et délais intolérables

Mais classement des plaintes et correctionnalisation « ont aussi pour qualité de désencombrer les cours d’assises qui ne pourraient faire face à un afflux croissant d’affaires », remarque Véronique Le Goaziou. « C’est malheureusement vrai, constate Clarisse Taron, du SM. On use de la correctionnalisation parce qu’on n’a pas les moyens d’aller aux assises. » Aux assises, un procès dure plusieurs jours. Il faut payer les transports des jurés et les héberger, rémunérer des experts, les magistrats et les greffiers. « Les assises deviennent une juridiction de luxe, déplore Clarisse Taron. C’est pourtant une manière beaucoup plus satisfaisante de travailler. On a le temps de débattre et d’interroger beaucoup de témoins. En correctionnel, on fait de l’abattage. » « Il y a parfois une dizaine d’affaires en une demi-journée, reprend Emmanuelle Piet. Il n’y a pas de témoins, pas de débats, les victimes ne peuvent pas s’expliquer. On ne comprend plus rien. »

Il est évident que la correctionnalisation n’est pas conforme à l’esprit de la loi, renchérit Jacky Coulon. En même temps, pour faire passer tous les faits criminels aux assises, il faudrait revoir tout le système [4]. « Avec les moyens qui lui sont alloués actuellement, la Justice exploserait si elle devait juger aux assises tous les viols qui sont portés à sa connaissance », appuie Véronique Le Goaziou. Manquant de personnel, de feuilles A4 et d’encre pour imprimer les fax, la Justice française est l’une des plus mal notées par la Commission européenne pour l’efficacité de la Justice (Cepej). Selon son étude 2016, l’hexagone consacre 64 euros par habitant à la Justice, contre 108 euros en Allemagne, et 88 euros en Espagne. Chaque procureur français reçoit plus de 2 500 dossiers par an, contre 875 en Allemagne, 775 en Belgique et 263 aux Pays-bas. « On n’arrive pas à écluser le stock de dossiers. En cas de viol ou de vol avec violence, si le prévenu n’est pas en détention, on le jugera trois ans après la clôture de l’instruction, cinq ou six ans après les faits. C’est insupportable pour les victimes comme pour les prévenus », témoignait une magistrate de Bobigny dans les colonnes de Libération en février 2016. Ces délais d’attente intolérables ont poussé certaines victimes à poursuivre l’État pour « déni de justice ».

Nolwenn Weiler

Photo : CC Silvia Sala

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