Prisonnier politique pendant la Révolution culturelle, le professeur Lu Yanshi n’est plus qu’un souvenir dans la mémoire de sa fille adolescente, Dandan. Cette lycéenne zélée est sur les rangs pour le premier rôle d’un ballet de pure propagande maoïste. Quand son père s’évade de son camp de travail, les autorités n’ont donc pas de mal à convaincre la jeune fille endoctrinée de les aider à capturer Lu Yanshi. Dans une remarquable séquence de course-poursuite à la gare, le lieu qui aurait dû être le décor des retrouvailles de Lu et son épouse Feng se referme soudain en un piège qui scelle leur séparation : le traumatisme crânien dont écope Feng déclenche le drame. C’est en effet à un impossible retour qu’invite Coming Home lorsque, bien des années plus tard, l’étau gouvernemental se desserre et que Lu est enfin libéré : Feng ne reconnaît plus celui qu’elle a tant attendu.Zhang Yimou, connu en France pour Épouses et concubines (1991) mais aussi pour des fresques à grand spectacle comme Hero (2002), conjugue amplitude historique et force mélodramatique. Sa musique originale, interprétée au piano par le virtuose Lang Lang, est calquée sur les symphonies de l’époque ; autant dire qu’à l’intimisme des retrouvailles manquées du couple, le cinéaste offre un contrepoint délibérément lourd, chargé. La façon dont Gong Li joue la vieillesse et l’amnésie rapproche presque le film des chroniques contemporaines de la maladie d’Alzheimer. Pourtant, si le mélodrame amoureux prend le pas sur l’arrière-plan politique en relatant les mille astuces de Monsieur Lu pour reconquérir sa femme, on est en droit de considérer l’amnésie de Feng comme une métaphore : et si son oubli du prisonnier politique était celui d’un peuple tout entier ? Étrange parcours que celui de Zhang Yimou, qui a souffert jeune de l’autoritarisme mais est parvenu à se hisser au statut de cinéaste officiel (contrairement à Steven Spielberg, il accepta de concevoir les cérémonies des Jeux Olympiques de Pékin en 2008). Suggère-t-il ici que le peuple doit oublier pour se reconstituer, à la manière de ce couple âgé ? Cette vision d’un présent réconcilié nolens volens avec le passé pâlit devant les attaques frontales du grand Jia Zhang Ke : on se souvient des exactions qui font littéralement exploser le récit de A Touch of Sin, diffractant dans des actes individuels, localisés, une incommensurable violence sociale. Platform, du même Jia, relatait le passage du « nous » au « je » de la jeunesse post-Mao. Le collectif s’individualise aussi dans Coming Home, mais sous la forme d’un repli du récit sur le drame conjugal – un pas de côté commode pour ne pas juger le régime actuel. Reste que si l’Histoire s’efface pour Feng, le traumatisme, lui, perdure, qui a détruit jusqu’à la notion même de « retour à la maison ».Charlotte Garson

Le marquis de Sade, un intégriste de la lucidité« On évalue à plus de cinquante millions d’individus les pertes occasionnées par les guerres ou massacres de religion. En est-il une seule d’entre elles qui vaille seulement le sang d’un oiseau ? » Donatien Alphonse François marquis de Sade (1740-1814) pose cette question en 1787 alors qu’il est enfermé à la Bastille. À 47 ans, il a déjà provoqué le scandale et subi plusieurs condamnations pour débauche, impiété, flagellation, empoisonnement ou sodomie. Il a écrit Le Dialogue entre un prêtre et un moribond. Il vient de terminer en prison Les Cent Vingt Journées de Sodome.Cinquante millions, le compte est tragique pour l’idée de l’humanité qui se répand au siècle des Lumières. Voilà donc le bilan. La mort donnée, non par les lois de la nature mais par celles de la société. Deux cent vingt-sept ans plus tard, ce bilan a augmenté dans des proportions que Sade n’imaginait pas ; de son vivant avec les guerres napoléoniennes, et plus tard au XXe siècle avec les deux conflits mondiaux. Qu’attendre d’une espèce aussi désastreuse, de ses croyances et de ses espoirs ? Rien. Que faire de ce rien ? Comment penser et comment agir puisqu’aucune règle ne semble à même d’endiguer cette soif de destruction ?Au moment où l’on célèbre le 200e anniversaire de la mort du marquis de Sade, les questions qu’il pose restent entières et les réponses qu’il leur a données dans sa vie ou dans son œuvre posent de nouvelles questions. Ses idées et ses récits sont publiés librement depuis à peine un demi-siècle. Ils entrent cette année dans la prestigieuse collection de la Pléiade. Et trouvent maintenant leur écho au Musée d’Orsay qui leur consacre une exposition intitulée Sade. Attaquer le soleil, manière de suivre ce rêve du marquis : « Combien de fois, sacredieu, n’ai-je pas désiré qu’on pût attaquer le soleil, en priver l’univers, ou s’en servir pour embraser le monde. »Une exposition Sade qui ne soit pas purement littéraire semble un projet voué à l’échec. Au XIXe siècle, aucun peintre, aucun sculpteur ne se réclame de lui. Sa renommée parmi les artistes plasticiens commence au début du XXe siècle après sa découverte par Apollinaire. Il ne devient une référence qu’avec les surréalistes, et encore, essentiellement en France. Si ses écrits ont une influence, c’est indirectement, par percolation, par une contamination de l’esprit du temps qui conduit à explorer les profondeurs de l’âme et les gouffres de l’histoire.Selon Annie Le Brun, à qui le musée a confié cette exposition, puisque « Sade est celui qui aura continuellement ramené au défi de représenter l’irreprésentable », il conduit à s’interroger sur l’histoire moderne des représentations. À vrai dire, ce défi concerne toute l’histoire des représentations. La frontière entre le représentable et l’irreprésentable est déjà l’enjeu du deuxième concile de Nicée au VIIIe siècle, et la réponse du concile est à l’origine du développement de la peinture et de la sculpture religieuses européennes. Ce qu’apporte Sade, c’est l’injonction de transgresser, de se trouver du côté de l’irreprésentable.Un sujet aussi vaste risquait de produire une accumulation d’images éprouvantes de toutes sortes. C’est le cas. Quatre cents numéros, sans doute plus. Beaucoup de répétitions, comme si les commissaires n’avaient pas su ou voulu choisir. Et une répartition dont on n’arrive pas toujours à comprendre la logique, si ce n’est que les peintures, les sculptures, les dessins, les photographies et les documents ont été distribués pour illustrer autant que possible les textes clairs qui commandent un parcours en huit chapitres résumant la philosophie sadienne : « Humain, trop humain, inhumain », « Voir dans la nuit », « Entre plaisir et douleur, l’inscription du désir », « Un renversement de perspective sans précédent », « Chacun sa manie », « Absolument athée », « Le désir comme principe d’excès », « La première conscience physique de l’infini ».Jusqu’où est-il possible d’accepter de voir et, ayant vu, de le figurer pour autrui ? Quand ils n’exécutaient pas scrupuleusement les ordres et les programmes iconographiques de leurs commanditaires, les peintres et les sculpteurs ont de tout temps dû décider de ce qu’ils pouvaient faire. Bien avant Sade, ils produisaient déjà des images terribles où se jouaient la puissance du désir et la démesure de l’univers. Mais ces images étaient canalisées par leur dimension morale et par leur fonction d’édification. À partir du XIXe siècle, le ciel de l’art commence à se vider ; pour beaucoup, il sera bientôt vide. Le ressort des images, ce qui les soutient, ce qui les rend possibles, ce qui les rend soutenables, ne vient plus d’une instance extérieure. L’artiste est seul. Pourquoi fait-il ce qu’il fait ?Si l’exposition du Musée d’Orsay n’évite pas toujours l’écueil qui consiste à attribuer au marquis de Sade un rôle de prophète qui aurait compris avant les autres, elle permet d’apercevoir un moment de bascule que Sade dit avec sa radicalité, voire avec son intégrisme de la lucidité. Les questions auxquelles devront répondre les artistes à partir du XIXe siècle sont sans précédent et elles subsistent. Qu’est-ce que je vois ? Qu’est-ce que je montre de ce que je vois ? Qu’est-ce que je montre de moi quand je montre ce que je vois ? Il s’agit d’une métamorphose du regard qui atteint l’art mais aussi toute la société et n’aura pas pour seul effet de produire des objets de délectation culturelle. L’œuvre du marquis de Sade en annonce les vertiges et les triomphes, mais aussi les abominations que rien n’a pu empêcher. Laurent Wolf

Réunis à titre posthume sous la forme d’un livre préfacé par Roland Recht, les articles publiés par Daniel Arasse sur Bernardin de Sienne (+ 1 444) rendent hommage au projet initial qui fut le sien de rédiger une thèse consacrée au saint prédicateur, célèbre pour sa...