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Merleau-Ponty, tout un roman

Le Monde | • Mis à jour le

par Emmanuel Alloa, maître de conférences en philosophie

Le philosophe Maurice Merleau-Ponty (photo) a-t-il publié un roman sous pseudonyme dans les années 1920 ? S’il n’existe aucune trace dans ses archives, d’autres indices, nouvellement réunis, tendent à le faire croire.

« Je vois vos idées s’exprimer par le roman (…), plutôt que par la philosophie » En 1946, lors d’une séance de la Société française de philosophie où il était invité à défendre les grandes lignes de sa pensée, Maurice Merleau-Ponty est ouvertement attaqué par Emile Bréhier. Titulaire d’une chaire d’histoire de la philosophie à la Sorbonne et académicien de renom, Emile Bréhier voit d’un mauvais œil l’engouement général pour la Phénoménologie de la perception (Gallimard, 1945) la grande somme de Merleau-Ponty qui a replacé l’expérience sensible au cœur des débats, au détriment des rationalismes classiques qui ont perdu de leur superbe avec la réalité des deux guerres mondiales. Bréhier est manifestement irrité par ce nouveau style philosophique, qui emprunte à la fois à la phénoménologie de Husserl, à l’expérience clinique des psychopathologues et à la description minutieuse des littérateurs. « Votre philosophie, Bréhier résume-t-il sa critique, aboutit au roman. »

L’attaque ne rate pas sa cible et Merleau-Ponty est contraint de préciser en quoi sa philosophie ne se dissout pas dans la littérature. Quelques années plus tard, lors d’un entretien radiophonique avec Georges Charbonnier, il avoue avoir été « choqué » de découvrir chez Simone de Beauvoir, sa condisciple normalienne et confidente, un « véritable amalgame de philosophie et littérature ». Contrairement à Simone de Beauvoir, Merleau-Ponty aura donc maintenu qu’un écart irréductible subsiste entre le roman et la métaphysique ; contrairement à Sartre ou à Camus, il n’aura pas écrit de roman philosophique.

LECTEUR DE PROUST, STENDHAL, VALÉRY

C’est en tout cas l’idée à laquelle on nous avait habitués. Tout comme chez Emmanuel Lévinas, l’autre grand phénoménologue français de la première heure, la littérature est omniprésente chez Merleau-Ponty. Il lit de près Proust, Stendhal ou Valéry (voir la publication récente de ses cours de 1953 au Collège de France, Recherches sur l’usage littéraire du langage, MétisPress, 2013), il s’entretient avec Claude Simon et développera l’idée d’une nouvelle philosophie qui s’inspirerait de certaines avancées du roman contemporain, sans pourtant franchir la limite le séparant d’une pratique littéraire à proprement parler.

Dans le cas de Lévinas, souvent soupçonné d’avoir introduit un style trop métaphorique (voire hyperbolique) en philosophie, la découverte récente de deux ébauches de roman a fait apparaître un pan insoupçonné de sa personnalité. Serait-on en passe de devoir en faire de même pour Merleau-Ponty ? Car des éléments nouvellement réunis semblent en tout indiquer que le premier livre de Merleau-Ponty n’ait pas été La Structure du comportement (1942), mais bien un roman, publié sous pseudonyme à l’âge de 20 ans.

UN ULYSSE MODERNE

A la rentrée littéraire de 1928, les éditions Grasset font paraître Nord. Récit de l’arctique, d’un certain Jacques Heller. De qui s’agit-il ? Les critiques littéraires de l’époque qui, dans l’ensemble, accueillent l’ouvrage avec beaucoup de bienveillance, avouent n’avoir encore jamais entendu parler de l’auteur. Un premier roman donc, et le dernier, puisque, des livres que les pages intérieures de Nord annoncent comme étant en préparation (« Le Signe du beau matin » et « Féerie des neiges »), aucun ne se matérialisera jamais. Les lecteurs de Nord suivront les péripéties du protagoniste, Michel, sorte d’Ulysse moderne qui part chercher l’aventure dans le Nouveau Monde, s’embarque sur un paquebot au Havre, travaille pour la Compagnie des fourrures canadiennes et fait la connaissance des Inuits, se lie avec une de leurs femmes et se rend complice de pratiques colonialistes, avant de tout abandonner et de rentrer en France.

Dans l’avant-propos, l’auteur explique avoir écrit le roman « après un séjour de quatre années sur la côte Nord-Ouest de la baie d’Hudson », tout en concédant que le livre doit beaucoup aux frères Révillon et à Frédéric Rouquette. Les premiers, fondateurs du célèbre comptoir de fourrure Révillon au Canada, avaient fait produire le documentaire Nanouk l’Eskimau (1922) qui avait fait découvrir au public le mode de vie des Inuit, tandis que le second, sorte de Jack London français, avait passionné par ses récits de l’Arctique une entière génération. A la différence des romans de ce dernier toutefois, chez Jacques Heller, c’est Baudelaire et Maurras qui préparent au voyage (deux auteurs chers à Merleau-Ponty), tandis que deux philosophes, Lucrèce et Sénèque, servent à mettre en garde le lecteur, pour lui rappeler que le véritable dépaysement se produit non pas en partant au loin, mais au contact avec ce qui est le plus familier.

« L’ESPOIR DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE »

A en croire le journal de Simone de Beauvoir, le 8 octobre 1928, Merleau-Ponty retrouve celle-ci dans une librairie parisienne et « d’un geste gentil, avec cette timidité souriante, ce joli regard qui s’excuse sans câlinerie, [il lui] tend un exemplaire de Nord ». Quelques jours plus tard, d’autres conversations au sujet du roman, cette fois en présence d’Elisabeth Lacoin, appelée « Zaza » (le personnage principal des Mémoires d’une jeune fille rangée). Zaza que sa mère contraindra peu de temps après à s’installer pour quelques mois à Berlin, pour l’éloigner de l’influence de Merleau-Ponty, rapportera dans une lettre adressée le 16 novembre à Simone de Beauvoir que Nord lui a été conseillée par la femme d’un diplomate français. Elle a elle-même offert le livre à une étudiante allemande, en précisant « qu’il était du plus haut intérêt, que l’auteur était un jeune homme plein de talent, l’espoir de la littérature française ». « Voici deux petites histoires que vous raconterez à Merleau-Ponty, ajoute-t-elle. Vous féliciterez donc l’auteur de la mondiale réputation de son livre, vous lui direz que je crois avoir droit à sa reconnaissance pour toute la réclame que je lui ai faite et aussi qu’il a bien tort de ne pas avoir accepté de voyager. »

REGARD DE L’ETHNOLOGUE

La lettre de Zaza semble ne laisser aucune place au doute quant à l’identité de Jacques Heller. Et une notice de lecture de Simone de Beauvoir va dans le même sens (« J’ai lu Nord, par moments on retrouve M.-P. et c’est amusant »). Mais si c’est le cas, et que le roman est bien de la plume du futur philosophe, Merleau-Ponty aura dès le départ entretenu le secret. Aucun manuscrit n’est conservé dans ses papiers, tandis que l’éditeur – Grasset – affirme ne plus avoir aucune correspondance de cette époque d’avant-guerre. Quant à la fille de Merleau-Ponty, Marianne, elle avoue ne jamais avoir entendu parler d’un tel projet.

Pourquoi donc ce Récit de l’arctique ? Un ouvrage de commande pour célébrer le décès de Louis-Frédéric Rouquette, mort en 1926 ? Ou alors tout simplement un projet spontané d’un normalien dont la promotion était riche en romanciers (au même moment, Paul Nizan travaille sur Aden Arabie et Les Chiens de garde) ? Le protagoniste de Nord, Michel, passe en tout cas par des lieux familiers : originaire des environs de Bordeaux comme la famille de Merleau-Ponty, il évoque l’embarquement au Havre où Merleau-Ponty fit une partie de sa scolarité. Pourquoi ce pseudonyme de Heller ? Mystère (par contre, le prénom s’expliquerait plus facilement : Jacques est un des noms de baptême de Merleau-Ponty). Le regard de l’ethnologue dont il fera plus tard l’emblème de l’attitude philosophique a quant à lui des raisons familiales : le grand-père Mazeppa Merleau dit Ponty, médecin en Nouvelle-Calédonie, avait organisé les assises de la collection kanak du Musée de l’Homme.

Merleau-Ponty est-il bien l’auteur de Nord et, si c’est le cas, pourquoi en avoir effacé toutes les traces ? Une chose semble en tout cas acquise : il n’a pas cherché à poursuivre l’expérience. En 1982, Claude Simon rapporte devant un parterre d’écrivains new-yorkais un bout de conversation qu’il eut avec Merleau-Ponty début 1961. Quand Simon avouait à celui-ci de ne pas être certain d’être philosophe, Merleau-Ponty lui répondit qu’il devait s’estimer chanceux. « Si vous étiez philosophe, vous seriez bien incapable d’écrire vos romans. »

Emmanuel Alloa